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La discrimination positive à Harvard : la fin d’une conception contestée de la justice ?

Université de Harvard, porte du campus universitaire
La décision concernant la discrimination positive à Harvard aura aussi un impact sur les pratiques des entreprises. Shutterstock

En 2014, une ONG a attaqué les universités de Caroline du Nord et de Harvard, les accusant de discriminer les étudiants asiatiques au profit des étudiants blancs à travers les pratiques d’« affirmative action » censées promouvoir la diversité ethno-raciale. Après plusieurs années de procédure, la Cour suprême des États-Unis doit enfin rendre sa décision en ce mois de juin 2023.

Cette décision s’imposera à toutes les universités qui pratiquent cette discrimination positive mise en place dans les années 60 en réaction à l’exclusion dont les noirs américains avaient souffert. Ce n’est pas la première fois que la Cour suprême est amenée à se prononcer sur sa légalité. Dans de précédentes décisions, elle avait notamment interdit les quotas ainsi que les systèmes de points supplémentaires automatiques selon la race.

La cour avait expliqué, en 2013 puis en 2016, que les universités devaient chercher d’autres moyens de diversifier leurs promotions, c’est-à-dire neutres du point de vue racial. Mais pour peu que la race ne soit pas le seul critère de choix, la Cour suprême acceptait jusqu’à aujourd’hui la discrimination positive. On considère que la nomination de plusieurs juges conservateurs par Donald Trump à la Cour suprême pourrait faire pencher la balance du côté des opposants à l’« affirmative action ».

Cette décision importante impactera aussi les pratiques en usage dans les entreprises. L’enjeu est de tourner la page de politiques de discrimination positive qui ont un impact négatif sur certaines minorités éthno-raciales. Ce qui n’est envisageable qu’en s’attaquant aux discriminations en raison de l’origine sociale avec des politiques neutres du point de vue racial. L’exemple d’Harvard est à cet égard crucial pour comprendre les limites des politiques mises en œuvre jusqu’alors.

Les biais des évaluations subjectives de la personnalité

Pour sa défense, Harvard a été obligée de communiquer des données inédites sur ses recrutements. Jamais autant de détails sur la réalité de la sélection des étudiants n’avaient été disponibles. Ce que montrent les données transmises est que non seulement les étudiants asiatiques seraient victimes de discrimination (Harvard s’en défend) mais surtout que la procédure de recrutement favoriserait les enfants de riches au détriment des autres.

À côté d’une discrimination positive au bénéfice des noirs et des Hispaniques, que Harvard reconnait, perdurerait une discrimination en raison de l’origine sociale, discrète et de grande ampleur. C’est ce que détaille un économiste de Duke University, Peter Arcidiacono qui a exploité la masse d’informations concernant tous les recrutements d’Harvard sur plusieurs années.

D’une part, à Harvard comme dans les autres universités, il apparaît que les candidats asiatiques sont défavorisés bien que leurs scores académiques soient nettement meilleurs. Pour expliquer ce phénomène, Harvard note que la sélection des étudiants repose sur d’autres critères, plus personnels ou extrascolaires. Il y a les lettres de recommandation, l’engagement dans la vie associative et surtout le « personal rating ». La note est attribuée au regard d’un essai rédigé par le candidat, d’un entretien avec un ancien, d’un avis d’un membre du personnel ayant parfois rencontré les candidats lors d’une visite du campus, de rapports de ses enseignants.

Il n’est pas donné par Harvard de définition précise de ce critère. L’évaluation des qualités personnelles donne lieu à des jugements de la personnalité supposée des candidats que l’on retrouve pêle-mêle dans les documents de l’université : « l’intégrité, la bienveillance, le courage, la gentillesse, la serviabilité, la capacité de résilience, l’empathie, la confiance en soi, les capacités de leadership, la maturité, la persévérance ». Ce qui est certain en revanche c’est que ce « personal rating » est déterminant pour être admis (80 % des admis ont 1 ou 2 sur une échelle de 5) et, curieusement, les étudiants asiatiques sont mal jugés sur ce critère.

Harvard’s Secretive Admissions Process Unveiled in Court Documents (Wall Street Journal, 2019).

On peut émettre trois hypothèses pour expliquer ce constat : la première est que l’université aurait des objectifs quantitatifs à atteindre chaque année par groupe ethno-racial ce dont l’université se défend. La deuxième est que les candidats asiatiques seraient réellement différents (du point de vue de leur personnalité par exemple) et la dernière que les recruteurs aient vis-à-vis des asiatiques un jugement biaisé par des stéréotypes.

Notons que l’évaluation de la personnalité est faite à travers un entretien avec un ancien diplômé qui n’est nullement un psychologue ou un professionnel du recrutement. Comme le souligne le département de la justice, Harvard semble pratiquer des quotas de manière officieuse, ceci notamment via ses subjectives évaluations de la personnalité. Le département de la justice en fait la démonstration en posant une question à laquelle Harvard ne peut répondre aisément : pourquoi le Personnal Rating des asiatiques est-il chaque année inférieur à celui des blancs et les pourcentages par groupes ethno-raciaux stable ?

Des étudiants héritiers

Ce n’est pas la première fois qu’Harvard est accusé d’utiliser des appréciations relatives à la personnalité supposée pour diminuer drastiquement les admissions d’étudiants de qualité mais jugés trop nombreux. Dans les années 20 et 30, ce sont les candidats juifs qui en furent victimes ; ils n’avaient pas alors le « character and fitness » approprié. Il y avait 20 % d’étudiants juifs à Harvard en 1920, 28 % en 1925 et après la mise en place du processus d’admission tenant compte du caractère leur part est tombé à 15 %. Plusieurs grandes universités ont mis en place ces évaluations de la personnalité pour écarter les candidats juifs comme l’a décrit un professeur de sociologie de Berkeley dans son livre The Chosen : The Hidden History of Admission and Exclusion at Harvard, Yale, and Princeton. Dans une recension du livre, un professeur de sociologie d’Harvard souligne que c’est jusqu’à aujourd’hui ce système d’admission dont l’origine remonte à l’antisémitisme des années 20 qui doit être réformé.

D’autres critères jouent un rôle lors des sélections des étudiants comme le fait d’être enfant de diplômé. Cette discrimination positive au bénéfice des familles d’anciens, parfaitement assumée et officielle, s’explique par le sens du collectif qu’elle développerait et les soutiens financiers des anciens étudiants – autant d’aspects qui bénéficieraient à tous et donc aussi aux moins favorisés. Ces héritiers représentent 14 % des effectifs d’étudiants et ils ont près de 6 fois plus de chances d’être admis que les autres.

Image aérienne de Harvard University
Image aérienne de Harvard University. Shutterstock

Harvard n’est pas un cas particulier. On estime que, dans les grandes universités, surtout les plus sélectives et celles qui sont privées, le taux d’enfants d’anciens diplômés se situe entre 10 et 25 %. Le problème est assez grave pour que des universités aient déjà renoncé à ces pratiques et que certains États commencent à obliger les établissements à fournir les chiffres de ces admissions (Californie) ou même interdisent les coups de pouce donnés à ces héritiers (Colorado).

Il y a ensuite les étudiants qui ont la chance d’être les enfants des gros

donateurs. Ils sont sur ce que l’on nomme la « Dean’s List » à la discrétion de la direction et comptent pour 9,5 % des admis en 2019. Puis, les enfants du personnel de Harvard (enseignants, administratifs) représentent 1,3 % des étudiants.

Enfin, Harvard pratique aussi une discrimination positive en faveur des athlètes, expliquant qu’ils aideraient à développer le sens de la communauté sur le campus et sont un élément de diversité profitable aux autres étudiants.

On peut se dire que ces groupes favorisés ne sont pas si nombreux or ils composent 29 % des effectifs. En fait, 43 % des blancs qui sont à Harvard appartiennent à l’un de ces groupes privilégiés (et seulement 16 % des étudiants qui sont noirs, hispaniques ou asiatiques). Pire, 75 % de ces étudiants (enfants de donateurs, enfants du personnel, athlètes et enfants d’anciens d’Harvard) n’auraient jamais intégré l’université d’Harvard sans ces gros coups de pouce au vu de leurs compétences.

Sport et reproduction sociale

Des économistes se sont intéressés de près à ces heureux enfants bien nés ou sportifs émérites. Commençons par les sportifs, qui représentent 10 % des étudiants. Ceux-ci ont des scores aux tests inférieurs aux autres et ne seraient jamais rentrés dans cette prestigieuse université sans être des athlètes. Ils ont 14 fois plus de chances d’être admis (86 % de chances contre 5,5 % pour le candidat de base). On pourrait se dire que cela participe de la diversité ou que le prestige des exploits sportifs est un atout pour Harvard.


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Et puis on imagine intuitivement que ces grands sportifs appartiennent à tous les milieux sociaux (le sport comme ascenseur social) et que, par le sport, des profils plus divers intègreraient Harvard. Il n’en est rien. En réalité, le recrutement des « athlètes » fonctionne comme un discret mécanisme de reproduction sociale. Les athlètes blancs admis sont 3,2 % à être économiquement désavantagés quand les admis ordinaires sont 14,6 %. En 2019, 26 % de ces athlètes blancs avaient des parents gagnants plus de 500000 dollars par an alors que la moyenne est de 15,4 % dans l’université. Harvard est l’université qui propose, curieusement, le plus grand nombre de sports en compétition (42) de sorte que nombre de sports justement pratiqués par les plus riches sont proposés (squash, hockey sur gazon, ski, etc.). Et on découvre que ce ne sont pas seulement des athlètes de haut niveau qui bénéficient d’un coup de pouce (tip) mais également de simples pratiquants.

L’équipe de l’Université de Harvard sur la rivière Charles
Le fait d’être un sportif de haut niveau est un critère apprécié lors des recrutements à Harvard. Shutterstock

Depuis 2019 et le scandale des faux sportifs de bonne famille qui étaient intégrés dans les meilleures universités au moyen de faux documents préparés à grands frais par des consultants, la lumière commence à être faite sur le recrutement des fameux « athlètes ». Parmi les athlètes admis à Harvard, on ne trouve que 3 % de jeunes de milieu modeste alors qu’ils sont 14 % parmi les admis ordinaires.

Si Harvard ne tenait plus compte de la race ou de l’ethnie pour ses admissions, il en résulterait un changement important des taux d’admissions au détriment des étudiants noirs et hispaniques. Mais ce résultat, observé dans d’autres universités qui ont été amenées à renoncer à l’affirmative action, ne tient pas compte d’autres modifications qui pourraient être réalisées dans le processus de recrutement. D’autres critères de sélection des étudiants pourraient être décidés comme le lieu de résidence, le revenu des parents, leur catégorie sociale ou leur niveau d’instruction.

Par ailleurs, si l’université cessait d’accorder une prime aux enfants d’anciens, de gros donateurs et aux athlètes, la part d’étudiants blancs baisserait et la part d’étudiants dont les parents sont fortunés baisserait nettement. Corriger les effets de l’origine sociale en abandonnant les passe-droits et les effets de réseau est à la fois juste et apporte une contribution à l’égalité d’accès y compris ethno-raciale.

La décision de la Cour suprême va mettre la question de l’origine sociale au cœur des politiques dans le domaine éducatif et du travail alors que le prisme racial était jusqu’alors dominant aux États-Unis. L’autre conséquence est de remettre en cause l’idée que la poursuite de la diversité, faisant parfois des perdants (les Asiatiques), justifierait toutes les pratiques. Enfin, dans les universités comme les entreprises, les privilèges tirés du réseau familial seront de plus en plus scrutés et c’est là que se trouve sans doute l’effet principal du grand déballage sur les procédures d’Harvard auquel on assiste et de cette décision de la Cour suprême.

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