La photo est en noir et blanc. Elle a été tant regardée, scrutée sous tous les angles, analysée, commentée, décortiquée, interprétée, fantasmée, retournée dans tous les sens, sondée à la recherche d’un éventuel secret, rêvée, tant inspectée pour ne manquer aucun détail qu’elle appartient à l’inconscient collectif de deux à trois générations de jeunes Occidentaux... Une jeune femme blonde, souriante, enveloppée dans une serviette de bain et assise devant un bureau face au mur, dans un coin d’une chambre blanche, tourne la tête vers l’objectif. Ses doigts sont posés sur le clavier d’une machine à écrire portative, sans doute une Olivetti verte.
Cet article est tiré du « Hors-Série Le Monde : 80 maisons d’artistes pour l’été », 2023. Ce hors-série est en vente dans les kiosques ou par Internet en se rendant sur le site de notre boutique.
Derrière elle, les volets fermés, peut-être gris perle, d’une fenêtre toute en hauteur, suggèrent une chaleur prenante et une lumière taraudante. Il y a un lit sans apprêt sur le côté et, au premier plan, une table vernie avec un bougeoir et un crâne de chèvre. Ce doit être le matin. La jeune femme sort de son lit ou de la salle de bains. Elle écrit une nouvelle ou un poème pour l’homme qui la surprend et qui la prend en photo. Elle s’appelle Marianne, celle de la chanson So Long, Marianne, Marianne Ihlen.
Nous sommes au milieu des années 1960. A Hydra. Une île à deux heures d’Athènes, en Grèce. L’homme, c’est Leonard Cohen (1934-2016). Il n’est pas encore le chanteur que l’on connaît, simplement l’auteur d’un recueil de poésies, Let Us Compare Mythologies, publié en 1957, qui se cherche au milieu d’une communauté d’écrivains, de musiciens, de peintres, de philosophes, de poètes, de cinéastes. Il mettra cette photo au dos de la pochette de son deuxième album, Songs From a Room, paru en 1969. Nous l’avons tant aimée, cette photo, symbole romantique du créateur et de sa muse, d’une façon de vivre entre mer et soleil, d’un refus du bruit et de la fureur. Nous sommes nombreux à nous être juré de transformer ce rêve en réalité et de tenter de saisir cet instant-là à notre profit.
Quelques années plus tard, à la fin des années 1980, après avoir volé une cigarette à la jeune femme qui m’accompagnait, Leonard me décrira cette maison de deux étages, avec un heurtoir en bronze en forme de main sur la porte grise, à vingt minutes à pied à l’ouest du petit port de Hydra, après avoir grimpé une volée de marches. De la terrasse, où il écrivait tôt le matin, on apercevait la mer Egée. Il l’avait achetée en 1960, 1 500 dollars, grâce à l’héritage de sa grand-mère. Il y avait vécu jusqu’en 1967 avec Marianne et écrit deux romans (The Favourite Game, 1963, Beautiful Losers, 1966) ainsi que deux recueils de poésie (Flowers for Hitler, 1964, Parasites of Heaven, 1966), sans oublier la plupart de ses premières chansons... Même s’il n’y revenait plus que ponctuellement, Cohen se refusa à s’en séparer, car, derrière ses murs blancs et son dépouillement, se tenait le souvenir d’un bonheur, à la fois sentimental et créatif, qui, après l’échec de ses romans, l’avait mené, avec succès, à l’épure de ses chansons. Aujourd’hui, son fils, Adam, lui aussi chanteur, y vit, perpétuant la tradition familiale.
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