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Ces dernières années, les recherches sur ce qui est abusivement qualifié d'"embryons de synthèse" ont franchi plusieurs paliers décisifs. Et les prouesses s’accélèrent.

L'Express - Istock

Imaginez : dans le huis clos d’un laboratoire, des amas de cellules baignent dans un étrange liquide. Il s’agit de simples cellules prélevées sur la peau d’un mammifère, rien d’extraordinaire à ce stade. Mais voilà que, soudainement, des traces de sang apparaissent, et… un battement de cœur. La ressemblance avec un véritable embryon est saisissante, sauf que sa création n’a nécessité ni sperme ni ovule. De la science-fiction ? Ces dernières années, les recherches sur ce qui est abusivement qualifié d'"embryons de synthèse" ont franchi plusieurs paliers décisifs. Et les prouesses s’accélèrent. Au printemps, plusieurs équipes ont annoncé des avancées spectaculaires - et très médiatisées - sur le développement d’embryoïdes humains, qui visent à reproduire le fonctionnement et le développement d’un embryon, mais sans avoir eu besoin d’aucune fécondation.

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Entre autres, dernièrement, les équipes de Magdalena Zernicka-Goetz, de l’université de Cambridge (Royaume-Uni), de Jacob Hanna, de l’Institut Weizmann (Israël), et de Tianqing Li, de l’université de Kunming (Chine) ont mis en ligne des résultats dans le cadre d’une pré-publication. Jacob Hanna explique avoir cultivé ce modèle embryonnaire à partir de cellules souches embryonnaires humaines, jusqu’à un stade équivalent à 14 jours après la fécondation. Dans ces trois cas, les scientifiques ont laissé leurs modèles embryonnaires s’auto-assembler à partir de cellules souches humaines, dont certaines avaient été préalablement converties en cellules semblables à celles formant le placenta. Les structures formées reflètent certains aspects de l’embryon entre 10 et 14 jours. Etant dépourvues des tissus qui permettent l’attachement à l’utérus, ces structures n’auraient de toute façon pas pu devenir des fœtus viables. Plusieurs groupes avaient déjà publié des modèles complets de souris et humains, appelés blastoïdes. Quant a certains modèles partiels de souris, ils ont progressé jusqu’à former un début de formation du cœur et du cerveau, même si ces structures se forment de façon imparfaite et inefficace.

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De nombreuses questions restent ouvertes, et la prudence est de mise. Les affirmations des dernières études, dont aucune n’a encore fait l’objet d’un examen par un comité de lecture, doivent être validées par des publications dignes de ce nom, et ensuite être vérifié par d’autres laboratoires. L’enjeu est énorme : la création d’un embryoïde humain marquerait une première scientifique d’une rare ampleur. Et c’est là tout le défi.

Pour Jacob Hannah, l’objectif reste de créer un modèle d’embryon humain "qui se développe et progresse de manière dynamique à travers les différentes étapes de développement", peu importe le nombre de jours de culture. "Un embryon ne doit pas simplement exister, il doit avancer dans son développement tout en conservant son architecture raffinée afin de se transformer chaque jour. Là réside le mystère", poursuit-il. Pour l’heure, on s’en approche pas à pas tout en restant assez loin du résultat escompté. Jacob Hannah anticipe la création de modèles d’embryons humains qui atteindraient un stade de développement équivalent à quarante jours après la fécondation. "Ce n’est pas pour demain, mais ce sera certainement possible", avance le biologiste.

Des médicaments pour accroître la réussite des FIV

Face à un emballement médiatique rare dans le domaine de la recherche fondamentale, certains observateurs redoutent des effets d’annonce susceptibles d’obscurcir une réflexion éthique qui s’annonce complexe. Ces recherches représentent pourtant un intérêt considérable pour mieux comprendre les premiers jours d’un embryon, une période dont les mécanismes restent en fait très mystérieux. "On essaye actuellement d’envoyer des hommes sur Mars mais, de façon assez étrange, nous ne savons pas comment la vie humaine se forme. Avec ces recherches, nous avons une opportunité incroyable de découvrir d’où l’on vient", affirme Nicolas Rivron, qui a lui-même développé, à l’Académie des sciences de Vienne, les blastoïdes de souris en 2018 et humain en 2021, reproduisant le stade blastocyste, juste avant l’implantation dans l’utérus maternel. Ces blastoïdes humains sont capables de s’attacher à des cellules utérines in vitro, mimiquant ainsi le procédé d’implantation, et peuvent se développer jusqu’au jour 13, mais ils se désorganisent progressivement.

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Les gains en matière de santé publique pourraient être énormes, notamment pour mieux comprendre et traiter les pertes de grossesses précoces inexpliquées, la baisse de la fertilité, le développement des maladies génétiques ou encore la contraception. "Cela va se jouer dans les dix à quinze prochaines années en ce qui concerne l’utilisation de ces modèles pour découvrir les molécules agissantes à ce stade de développement et pouvant, par la suite, être prescrites en clinique pour faciliter la culture d’embryons issus de fécondation in vitro, poursuit-il. Sur le plus long terme, on pourrait éventuellement découvrir des médicaments à prendre au moment du transfert de l’embryon pour l’aider à s’implanter et à se développer correctement". Le chercheur imagine également des moyens de contraception non hormonaux, afin d’éviter les désagréments liés à la pilule, ou de médecine développementale préventive. "On sait que certains comportements durant la grossesse (régime, stresse…) peuvent provoquer l’apparition de certaines pathologies chroniques bien plus tard, poursuit Nicolas Rivron. On pourrait éventuellement les prévenir et s’assurer que le fœtus se développe au mieux". Mais pour cela, il faudra attendre plusieurs décennies prévient-il.

Les embryoïdes ne manqueront pas de susciter des questionnements éthiques, notamment sur le statut à leur donner. Des controverses promptes à émerger quand le terme d'"embryons de synthèse" est employé. Cette expression est jugée impropre par nombre de chercheurs, car ces structures sont en réalité incapables de se développer. Elles ne sont pas non plus synthétiques, puisqu’elles nécessitent de partir de cellules réelles. Du point de vue éthique, jusqu’à présent, les débats se sont concentrés sur les embryons naturels, autour, notamment, de la durée limite de leur croissance hors utérus. La Société internationale de recherche sur les cellules souches (ISSCR), qui édite des lignes directrices, préconisait jusqu’alors quatorze jours maximum comme limite de mise en culture des embryons humains, mais, dans ses recommandations publiées en mai 2021, elle invite les législations locales à discuter et prendre en charge, au travers de leurs comités éthiques, cette durée de culture in vitro. Cependant, pour des raisons techniques, on ne sait pour l’heure pas répliquer correctement la complexité de l’organisme humain à un stade plus développé. Mais la recherche avance…

Vers la création d’un "humanoïde" ?

Face aux récents progrès, la communauté scientifique s’est à nouveau réunie dès 2018. "Nous y réfléchissons depuis cinq ans en réalité, et nous anticipons ce qu’il va se passer, précise Nicolas Rivron, qui fait partie de comités de réflexion. Les premières régulations ont été publiées par l’ISSCR en 2021, avant même la publication des premiers blastoïdes humains, et préconisent une régulation stricte de la recherche et l’interdiction de transférer ces modèles humains dans des utérus, qu’ils soient animaux ou humains. Les prochaines recommandations, qui seront bientôt publiées, insisteront sur le fait de raffiner la définition de l’embryon afin de mieux évaluer, dans le futur, quand ces modèles pourraient basculer et être considérés comme de véritables embryons. On n’en est pas encore là, mais il est important que les questions éthiques soient résolues en amont".

Tout cela dans le but d’éviter la création d’humanoïdes fabriqués en laboratoire ? Pour l’heure, on n’a jamais réussi à faire se développer un blastoïde réintroduit dans une souris ou un singe. Un début de grossesse a certes lieu, mais elle s’arrête moins d’une semaine après l’implantation. "Scientifiquement on en est encore très loin, tempère Nicolas Rivron. Et puis quand bien même, je n’y crois pas. Le seul mode de reproduction légal est par la fusion d’un ovocyte et d’un sperme, et cela ne changera pas". "Nous ne souhaitons pas créer la vie de cette manière mais simplement l’observer à ses prémices", renchérit Magdalena Zernicka-Goetz. De la science-fiction, pour le moment, mais il n’est jamais trop tôt pour réfléchir à des telles probabilités, aussi faibles soient-elles. "C’est un âge d’or pour répondre à de nombreuses questions fondamentales et médicales. Ne ratons pas l’occasion, avertit Nicolas Rivron. Il faut mener ces recherches, mais toujours de manière éthique".

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