«Il faudra arbitrer sur la biomasse», prévient Jean-Philippe Puig, directeur général d'Avril
Jean-Philippe Puig, le directeur général d’Avril, groupe spécialisé dans l’alimentation humaine et animale, l’oléochimie et les agrocarburants, expose les défis sociaux et économiques de la transition verte.
Propos recueillis par Anne-Sophie Bellaiche, Emmanuel Duteil, et Pierre-Henri Girard-Claudon
\ 05h00
L'Usine Nouvelle - Le gouvernement met la pression pour faire baisser les prix alimentaires, notamment celui des huiles. Où en sont vos marques Lesieur et Puget ?
Jean-Philippe Puig - Nous avons déjà baissé le prix de l’huile de tournesol d’environ 20 % dans les négociations achevées fin février. Nous sommes retournés à la table des négociations à l’appel du gouvernement mi-mai. Nous avons deux sujets : l’huile de tournesol, dont le prix continue de baisser, et l’huile d’olive, dont le prix a triplé et augmente toujours. Nous sommes en discussion pour répercuter ces évolutions. La sécheresse de l’an dernier en Espagne a quasiment divisé par deux la production et la situation actuelle augure d’une nouvelle récolte faible.
Ces derniers mois, les négociations commerciales ont défrayé la chronique. Comment jugez-vous l’équilibre des relations dans la filière depuis les lois Egalim ?
La loi a un peu rééquilibré les choses, même si une négociation qui se joue dans un box, où vous négociez 25 % de votre chiffre d’affaires avec quatre distributeurs, reste un rapport de force. Egalim 2 permet la transparence sur les prix des matières premières qui doivent se retrouver clairement dans le prix final. En revanche, tout le volet énergie et autres intrants, comme le verre, sont encore difficiles à faire passer dans les hausses de prix. Le ministre de l’Économie Bruno Le Maire a fait pression à la hausse l’an dernier, à la baisse cette année. Nous n’allons pas lui demander de rentrer dans les box de négociation tous les ans. Il faut voir si la loi fonctionne avec moins d’interventionnisme de l’État. Mais je vous rassure, cette pression des gouvernements existe dans tous les pays.
Est-il illusoire de penser qu’on reviendra au « monde d’avant » en matière de prix alimentaires ?
Je vous renvoie la question : quel sera le niveau d’inflation cette année ou l’an prochain ? Reviendra-t-on aux prix de l’énergie d’il y a trois ans ? En euros courants, nous ne reviendrons pas aux mêmes prix : les salaires ont augmenté, comme l’ensemble des coûts qui constituent pour nous le prix final de la bouteille d’huile.
Mais cette hausse est-elle tendancielle ?
Il faut payer la transition environnementale. Cela coûte un peu plus cher de produire et d’emballer « vert ». Qui va payer ce surcoût ? Ce sera le consommateur, directement ou indirectement. Certains disent que c’est à l’État de payer, mais l’État, c’est le citoyen – donc le consommateur. D’autres parlent de financer la transition par la dette, c’est repousser le problème dans le temps. Certaines énergies vertes comme le solaire ont beaucoup baissé ces dernières années. Reste qu’il faut investir et payer la facture.
N’y a-t-il pas un risque de perdre le consommateur en route ? L’inflation a eu des effets importants sur les volumes consommés... Comment l’accompagner ?
Les entreprises ne pourront pas financer seules toute la transition écologique ! Si vous rognez trop sur vos marges, vous n’assurez pas la rentabilité, et donc la pérennité de l’entreprise. Il est possible d’imaginer des relais pour la prise en charge de l’investissement, comme l’État via des subventions, mais, in fine, c’est bien le citoyen qui paie. Ce discours ne fait pas plaisir à entendre, mais c’est la réalité.
Le groupe Avril est l’un des grands donneurs d’ordres de l’agriculture française pour l’ensemble de ses activités. Comment décarbonez-vous votre amont ?
Nous transformons environ 60 % du colza français et quasi autant de tournesol. Nous ne souhaitons pas être dans l’obligation mais plutôt dans l’incitation. Ces transitions doivent être volontaires. Il faut trouver un système rentable pour l’agriculteur. Encore une fois, vous pouvez vous faire subventionner par l’État, par l’Europe... mais ce n’est pas durable. C’est une transition à court terme, alors qu’il faut des solutions pérennes. Le colza est un bon exemple. En améliorant ses pratiques culturales, avec une diminution des engrais, l’agriculteur bénéficie d’un bonus à l’achat. Notre système OleoZe permet d’acheter la graine au producteur en tenant compte de son bilan carbone. S’il est meilleur, Avril peut augmenter ses tarifs de carburant auprès de pays du nord de l’Europe qui valorisent mieux la réduction de GES. Le discours n’est plus : « Vous êtes pollueurs, vous allez être taxés », mais : « Si vous êtes vertueux, vous êtes mieux rémunérés ».
Comment réagir face aux mouvements de fronde contre l’agriculture intensive ?
Est-ce que la population est vraiment si opposée ? Il y a beaucoup de communication à faire : nous-mêmes ne sommes pas assez présents pour expliquer des choses qui ne sont pas simples. Une bassine peut ainsi faire sens à un endroit précis, mais pas 30 kilomètres plus loin, pour une histoire de bassin versant... Je cite souvent le deuxième principe de la thermodynamique : plus l’entropie augmente, plus il y a de désordre. Quand vous mettez de l’ordre quelque part, demandez-vous où vous mettez du désordre. En France, il y a un sujet politique : doit-on aller vers plus de souveraineté – nous en sommes loin, quand on voit tout ce que nous importons pour nous nourrir – ou avons-nous vocation à nourrir la planète ? Il faut trouver le système qui crée le moins de désordre possible. Et s’accorder sur le territoire que l’on regarde : la France, l’Europe ou le monde ?
Comment gérer la compétition d’usages des cultures agricoles entre la production d’énergie décarbonée et les besoins alimentaires ?
L’agriculture est d’abord là pour nourrir les populations. Et si nous fabriquons du biodiesel en France, c’est en raison du développement du colza qui visait à combler notre déficit en protéines. Mais avec la protéine vient l’huile... Sauf que les besoins d’huile de table sont largement couverts. Le débouché a été le carburant. Il ne faut pas pour autant sanctuariser des millions d’hectares pour faire de l’énergie – l’Europe a d’ailleurs fixé la limite à 7 % d’incorporation de biocarburants. Il y a une limite. Mais peut-elle sauter ? En Allemagne, certaines productions de maïs sont désormais dédiées à la méthanisation. L’agriculture va contribuer, mais elle ne pourra pas à elle seule verdir l’énergie. Tout le monde va vouloir demain de la biomasse. Il va falloir arbitrer.
L’Europe peut-elle être compétitive sur les agrocarburants face à des pays comme les États-Unis qui font preuve d’une grande souplesse réglementaire ?
Le plus important c’est le prix de revient. De manière générique, les biocarburants sont plus chers à produire, sauf si le cours du pétrole dépasse les 100 dollars.
Mais la France qui était pionnière en la matière a peu développé sa filière, contrairement aux États-Unis...
Les États-Unis ont fait l’arbitrage en faveur de terres agricoles tournées vers la production d’énergie, pas l’Europe. Il n’y a pas d’écart de coût sur la fabrication du biocarburant de première génération qui n’est pas une technologie « rocket science », c’est simplement le fruit d’un choix et de subventions.
Quel est le sens de votre participation à la future usine de biocarburants de Lacq, dans les Pyrénées-Atlantiques ?
Nous apportons une brique technologique développée depuis 2010. Mais faire des carburants de deuxième génération à partir de la biomasse reste assez onéreux. En revanche, on peut y substituer des produits liquides... comme l’huile. Nous sommes associés notamment à Safran et à Air France sur le sujet. Nous avons déjà augmenté nos capacités à Sète (Hérault) pour produire de l’huile raffinée qui servira aux pétroliers pour leurs kérosènes bio. C’est un marché important. Reste à voir la disponibilité de la matière. La loi va permettre aux agriculteurs de faire trois récoltes en deux ans. Sur un cycle, il y a deux à trois mois où le sol n’est pas couvert et où il est possible de glisser certaines cultures comme de la graine de moutarde plutôt que de laisser le sol nu. Cette culture, nous la valoriserons en carburant pour l’aéronautique et cela permettra d’augmenter le revenu des agriculteurs.
N’y a-t-il pas un risque de surexploiter les sols ?
J’en reviens au deuxième principe de thermodynamique. Vous mettez de l’ordre car vous décarbonez l’aviation, demandez-vous alors où vous mettez du désordre. Les biocarburants sont bons pour le bilan de l’agriculture française, mais attention aux excès. Il faut éviter le cercle vicieux qui consisterait pour l’exploitant à tout faire pour que cette période d’interculture soit la plus rentable.
Vous êtes un grand acteur de l’alimentation animale. Pourquoi miser sur ce segment alors que les difficultés s’accumulent dans l’élevage avec les épidémies, la chute du cheptel... ?
Il faut nourrir les Français. Les faits sont têtus : s’il doit y avoir une transition avec des assiettes plus végétales, pour l’instant, la consommation de viande ne baisse pas... et nous sommes très dépendants des importations ! Il faut soutenir les filières avec des outils de production permettant aux éleveurs d’accéder à des aliments à un prix compétitif. Les usines de nutrition animale en France sont très éparpillées, leurs outils sont vieux, il faut les moderniser, investir. Et pour consolider le secteur, il faut un acteur de taille suffisante comme Avril.
Le dérèglement climatique se répercute-t-il sur les cultures, vous obligeant à revoir la carte de vos installations industrielles ?
Oui. Le tournesol, par exemple, est remonté vers le nord. Il nous faut accompagner le mouvement avec des outils de transformation. Faut-il ajouter des capacités aux sites existants, en créer de nouveaux, où ? Ce travail est en cours. On aimerait aussi avoir un peu plus de légumineuses, des pois, des fèves, des lentilles... Nous importons 80 % de nos lentilles. Or la semence de la lentille date de 1967 : les performances ne sont pas à la hauteur. Si nous avons acheté Vivien Paille, premier producteur de légumes secs, c’est pour travailler ces filières à long terme. Mais c’est comme pour un médicament, la recherche prend dix ans.
Vous lisez un article de L'Usine Nouvelle 3720-3721 - Juillet/août 2023
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