Pourquoi êtes-vous devenu ingénieur, et comment avez-vous été amené à finalement quitter ce métier ?

Olivier Lefebvre : Je suis devenu ingénieur un peu par hasard, sans l’avoir vraiment choisi. C’est l’histoire classique d’un bon élève, avec un goût sincère pour les sciences, qui par le jeu du choix des filières les plus sélectives se retrouve en école d’ingénieurs. Une thèse en robotique m’a permis de repousser l’échéance de devoir mettre mes compétences au service d’un système qui me semblait globalement néfaste. J’ai fini par travailler dans deux entreprises, sans trouver de poste avec un caractère ­d’utilité sociale comme j’en cherchais. J’ai compris petit à petit qu’il ne me faudrait pas seulement quitter un job mais la robotique. Aujourd’hui, je donne des cours dans les écoles d’ingénieurs sur cette ­thématique et depuis septembre 2022 je suis chargé de mission transition écologique et sociale à l’Institut national ­polytechnique de ­Toulouse.

Pourquoi le rôle des ingénieurs serait-il spécifiquement « néfaste » ?

O. L. : Les ingénieurs ­travaillent principalement à ­développer le système ­technique, l’ensemble des objets techniques qui nous entourent et qui nous permettent de vivre en interaction avec la nature. Or ce système est associé à des modes de vie qui ne sont pas soutenables, c’est désormais ­largement documenté. La difficulté est que nous en sommes dépendants, nos modes de vie se sont structurés autour de ces objets. Aujourd’hui, le rôle de l’ingénierie est d’accroître certaines caractéristiques de ce système technique : sa puissance, son efficacité, sa complexité et l’accélération de ses évolutions, mais sans se poser la question de la soutenabilité de l’ensemble.

Le travail de l’ingénieur n’est donc jamais neutre ?

O. L. : On rencontre beaucoup chez les ingénieurs l’idée que l’avènement de nouvelles technologies est inéluctable, et que dès lors y participer ou non n’a guère d’importance. Ce mode de pensée évacue toute dimension éthique. C’est comme si la technique était une force transcendante qui s’imposait aux hommes. Je leur réponds régulièrement que s’ils considèrent qu’il ne faut pas qu’il y ait tels types d’intelligence artificielle, le meilleur moyen est de ne pas travailler à les faire advenir ! Mais parfois ils sont pris par leur fascination de la technique. Par exemple, un ingénieur pourrait créer ChatGPT « au nom de la science », tout en estimant que ce ne serait pas utile à la société. Il y a là une naïveté qui est vite récupérée par les forces du marché. Encore une fois, cela se passerait différemment si l’ingénieur ne se tenait pas à distance des effets sociaux des technologies qu’il crée.

Pour vous, quitter son travail est dès lors pour l’ingénieur un véritable « devoir moral » ?

O. L. : Les ingénieurs sont dans une agitation frénétique d’agir. Ce culte de l’action peut mener à des comportements contradictoires : je fais telle action qui est néfaste, mais en me convainquant qu’elle va permettre de mener telle action positive. C’est aussi un milieu où l’on évoque souvent la notion d’altruisme efficace : je donne à des causes justes de l’argent issu d’une activité néfaste. C’est une morale très libérale, à laquelle j’oppose l’idée que refuser de faire le mal a beaucoup de valeur. Faire le bien, c’est très difficile, mais l’on peut commencer par cesser de nuire.

Est-ce que la réflexion éthique suffit selon vous à ce que les ingénieurs « désertent » ?

O. L. : La capacité des ingénieurs de penser systémique, de comprendre la complexité des choses, leur permet souvent de prendre la mesure de l’urgence écologique. Mais ils sont souvent prisonniers d’un imaginaire très rationaliste, ils cherchent à éliminer en eux toute subjectivité. Se couper de ses émotions est érigé en vertu, et peut même donner lieu à des formes de cynisme. Dans mon cas, c’est pourtant ces émotions, ces affects qui m’ont permis de sortir la tête du guidon. J’ai donc envie de dire aux ingénieurs : sortez un peu du rationalisme, écoutez-vous !

On entend beaucoup que « changer les choses de l’intérieur » serait plus efficace que déserter…

O. L. : Qu’on me montre les effets positifs de ces fameux « changements de l’intérieur » ! De mon côté, je suis persuadé que, avec leurs capacités, les ingénieurs seraient bien plus utiles ailleurs. On parle beaucoup des « déserteurs » qui deviennent boulangers, charpentiers, maraîchers, voire s’installent dans des ZAD... Ce sont des débouchés pour des gens en reconversion radicale, mais il y a un espace pour des ingénieurs en questionnement. On peut citer l’économie sociale et solidaire, avec des entreprises possédées par les personnes qui y travaillent et où l’on pense une autre forme de production. Mais il y a aussi le monde des low tech, véritable bifurcation de l’ingénierie, où l’on imagine par exemple comment l’on pourrait vivre sans pétrole, sans béton… C’est un domaine où des compétences d’ingénieur sont très valorisées et permettent de s’épanouir.

(1) Lettre aux ingénieurs qui doutent, L’Échappée, 144 p., 14 €, 2023