Menu
Libération
Libé donne la parole aux élèves du lycée Rabelais

Rania, 16 ans : «Même à 2 heures du matin, je vérifie ma moyenne»

Moi, Jeune...dossier
Entre les notes qui tombent, les choix à faire sans toujours avoir toutes les informations, et les couperets des examens et des affectations, le lycée peut prendre des airs de grand-huit vertigineux.
par ZEP Zone d'expression prioritaire
publié le 14 septembre 2023 à 17h25

Depuis près de dix ans, Libération s’est associé à Zone d’expression prioritaire (la ZEP), dispositif média original d’accompagnement à l’expression des jeunes de quartiers populaires. Alors que le journal fête ses 50 ans, nous nous sommes retrouvés autour d’un projet impliquant un autre partenaire quinquagénaire : le lycée Rabelais, dans le XVIIIe arrondissement de Paris. Près de 300 élèves ont participé à cette aventure éditoriale inédite. L’intégralité des textes est à lire dans un recueil librement accessible sur le site de la ZEP. Nous vous en proposons une sélection sur notre site et en kiosque ce vendredi 15 septembre. Des récits à retrouver ici.

Daniela, 17 ans : «Imagine, je dois aller au lycée Rabelais»

«Nous sommes début juillet et c’est le dernier jour des épreuves du brevet. Un stress de moins ! Enfin, c’est ce que je pensais. Qui dit derniers jours de brevet dit aussi résultats des affectations des lycées pour ma seconde. J’ouvre la lettre en classe. Je lis «refusée», «refusée», «refusée»…

«Puis, en bas de la feuille, je vois “acceptée” en face de Rabelais.»

«J’avais les larmes aux yeux. Je suis allée voir la principale adjointe pour lui dire : “Je comprends pas, est-ce que c’est mes vraies affectations ? Comment on fait pour les changer ?

«Elle m’a répondu qu’elle ne pouvait rien faire pour moi. J’ai appelé ma sœur en pleurant. Elle est venue au collège avec ma mère. D’autres jeunes de ma classe étaient dans la même situation que moi. Y en a un seul qui a réussi à échapper à Rabelais.

«Quelques semaines auparavant, tous les troisièmes devaient effectuer une liste de choix de lycées. Je l’avais fait avec ma sœur. Je me souviens que le dernier de la liste, c’était Rabelais. J’avais même dit à ma sœur : “Viens, on ne le met pas, ça ne sert à rien.” On rigolait et, surtout, on ne savait pas ce qui allait réellement m’arriver. Il fallait faire dix choix. Pas moins et pas plus.

«Je voulais aller au lycée Racine, Jacques-Decour ou Jules-Ferry, surtout pas à Rabelais ! Tout le monde parlait mal de ce lycée. J’avais même entendu qu’un élève s’était fait poignarder. Bref, que des histoires qui ne font pas envie.

«Même pour les profs, Rabelais c’était pas ouf. Ils disaient à leur manière avec des mots de profs que “certes, ce n’était pas le meilleur lycée”… Donc j’avais peur que ça me freine pour plus tard. J’avais peur pour mon avenir.

«Je trouvais ça injuste d’avoir tout donné pendant l’année de troisième pour choisir mon lycée et me retrouver là-bas. J’avais donc plein de regrets dans la tête.

«On a encore fait des démarches pour que je change de lycée. On a contacté des gens et tout, mais ça n’a pas fonctionné. On s’est dit que j’allais faire mon année de seconde pour voir et, si ça se passait mal, ma mère proposait de me mettre dans un lycée privé.

«Le jour de mon inscription, je m’étais évanouie dans le bus pour vous dire ! Après, pendant les vacances, j’y ai pas trop pensé. Le jour de la rentrée, j’étais très stressée. Mes copines n’étaient pas là, elles étaient un peu partout sauf dans mon lycée. Pour elles, ça s’était bien passé.

«Ma seconde c’était à Maria-Deraismes, dans le XVIIe, parce qu’on n’avait pas les locaux ici, à porte de Clignancourt. C’est aussi une des raisons pour lesquelles je ne voulais pas aller à Rabelais : il n’y avait pas vraiment de locaux !

«Ce qui m’a rassuré, c’est que dans ma classe de seconde, on était tous dans la même situation : personne ne voulait être là. Malgré tous ces a priori, j’ai vu que c’était un lycée comme les autres. J’ai fait des super rencontres. J’ai été bien accompagnée. J’ai été très surprise, parce que l’enseignement là-bas était comme dans les autres lycées. J’avais presque envie d’aller dans mon ancien collège pour rassurer les troisièmes et leur dire que Rabelais, c’est bien aussi ! Ma mère m’a demandé si je voulais changer de lycée et finalement non, je m’y sens bien. J’y passerai le bac.

«Comme on dit, il ne faut pas se fier à la couverture d’un livre !»

Rania, 16 ans : «Pronote, c’est presque devenu une drogue»

«J’ai un nouveau réflexe : j’ouvre Pronote toutes les dix minutes et regarde les décimales de ma moyenne générale. La peur de décevoir mes proches me consume et me ronge de l’intérieur.

«Ma scolarité, je la vis à travers un écran. Pour ceux qui ne connaissent pas Pronote, c’est une application qui permet de regarder les notes que les profs publient en temps réel. Ensuite, un algorithme calcule ma moyenne générale instantanément. C’est justement de pouvoir y accéder à n’importe quel instant qui m’a créé des sortes de pulsions qui me font ouvrir Pronote, chaque jour.

«Quand un professeur ajoute une note, je ne reçois aucune notification, c’est pour ça que je vérifie tout le temps. Une fois, j’étais en train de regarder une pièce de théâtre avec ma classe, le Roi Lear de Shakespeare, et je surveillais Pronote du coin de l’œil pendant toute la pièce…

«Quand je dis chaque jour, ça peut aller jusqu’à dix fois par jour, même à 2 heures du matin je vérifie ma moyenne. Je me retrouve en train d’ouvrir cette application de l’angoisse inconsciemment et tremble avant de cliquer sur le bouton «notes». Je descends jusqu’à l’encadré «moyenne générale de l’élève», respire un long coup, puis ouvre les yeux et constate si ma moyenne a été lourdement touchée ou augmentée, et un point c’est beaucoup.

«Je n’ai plus aucun réseau social et c’est un choix – je trouve que c’est une perte de temps. En revanche, je passe autant de temps sur Pronote que les autres sur les réseaux : c’est presque devenu une drogue. Si demain on m’annonce que l’application ne marche plus, j’aurais la même réaction qu’un addict : paniquer.

«Le comble c’est que quand je me réveille en sueur et en sursaut, la première chose que je fais, c’est ouvrir Pronote pour me rassurer…

«Pourtant on ne m’a jamais décrite comme défaitiste ou pessimiste. Au contraire, je suis plutôt quelqu’un de positif, c’est presque une maladie : la joie chronique. Je suis un peu comme un cocktail explosif rempli de sourires et de blagues.

«Mon carburant c’est la fierté de mes parents. Je roule aux sourires de satisfaction et Pronote ne m’a jamais donné un sourire. Je préférerais que ce soient les humains qui me donnent mes notes, comme à l’ancienne !»

Amy, 18 ans : «Je n’ai pas les mêmes chances de réussir»

«J’aime apprendre et aller à l’école, je sais quel métier je veux faire plus tard : ingénieure en agroalimentaire. Je connais aussi le parcours à suivre : deux ans de prépa BCPST avant d’entrer dans une école d’ingénieur. Mais je n’ai pas les mêmes chances de réussir que beaucoup d’autres élèves.

«Ce parcours demande beaucoup de temps de travail. Et du temps j’en ai moins que les autres. Quand je rentre du lycée à la maison, je ne travaille pas pour moi. Je dois d’abord faire les devoirs avec mes petits frères. J’en ai trois, âgés de 6 ans, 8 ans et 12 ans, plus mon cousin qui a 7 ans. Puis je leur fais à manger, je lave les plus petits et à 20 h 30 ils vont au lit. Après, je fais le ménage, passe le balai et je fais la vaisselle. C’est à partir de 22 heures/22 h 30 que je peux enfin commencer mes devoirs.

«Le week-end, je dois aussi faire le ménage, pendant deux à trois heures. Quand je veux aller à la bibliothèque pour réviser, je ne peux pas tout le temps sortir parce que je dois souvent garder mes petits frères. Ma mère sort faire les courses et mon père travaille de nuit, donc le jour il dort.

«Je fais mes devoirs le soir parce que la journée il y a trop de bruit et je n’arrive pas à me concentrer. Ma chambre est censée être un espace pour moi mais vu que je la partage avec ma petite sœur, je préfère la laisser et aller travailler dans la cuisine. Il y a un bar plus spacieux que mon bureau que j’utilise déjà comme bibliothèque.

«Aussi, je dois souvent faire des trucs pour ma mère qui est commerçante ou pour mes tantes : je dois livrer ou aller chercher des marchandises chez son fournisseur. Elle peut me demander de faire plusieurs allers-retours dans la même semaine. C’est assez éprouvant mais je suis un peu obligée de le faire parce que c’est moi l’aînée et parce que je dois aider ma mère.

«Nous les élèves, à l’école, nous avons les mêmes professeurs, les mêmes leçons et les mêmes cours. Mais après l’école, quand chacun rentre chez lui, il se retrouve confronté aux inégalités du système scolaire. Je sais que j’ai moins de temps pour moi et mon sommeil est dédié à mes devoirs mais, même si la vie ne m’offre pas les mêmes possibilités que les autres, je n’abandonnerai pas. Je compte réussir à faire le métier que je veux.»

Safi, 15 ans : «On n’est pas aidés dans nos choix d’orientation»

«Je trouve ça difficile de choisir son orientation à 15 ans. A cet âge, on ne sait pas trop ce qu’on veut faire. Pourtant, je suis obligée de le faire, de choisir ma voie. Et cela m’inquiète. Je sais déjà que si je me trompe, ça sera difficile de me réorienter. J’aimerais qu’on ait plus de temps.

«Le premier choix, c’est en troisième, le deuxième en seconde, le suivant viendra vite. Un choix par an… qui engage notre avenir. C’est difficile.

«Aujourd’hui, j’ai peur de rater ma vie, de ne pas avoir de travail plus tard, de ne pas construire mon avenir. On me répète sans cesse que je dois préparer mon avenir mais j’ai l’impression d’avoir les yeux fermés pour faire ça.

«Dans ma vie, à part à l’école, je n’ai encore fait aucun choix. C’est peut-être à cause de ça qu’ils sont si durs à faire, les choix de l’orientation. En troisième, j’étais pas entraînée. Cette année, pas tellement plus. Du coup on fait des choix par rapport à des choses qu’on ne connaît pas. C’est bizarre comme sentiment.

«Pour commencer, j’ai dû choisir entre aller en pro ou en générale. Ma principale voulait que j’aille en pro ou que je redouble mais mon prof de maths m’a aidée et a convaincu tout le monde de m’envoyer en lycée général. Il était gentil, lui. Il prenait le temps de nous expliquer. C’est rare les profs comme ça.

«L’année prochaine, je vais faire une première technologique parce que je pense que le général c’est trop dur pour moi. On m’a souvent dit : “Ça va être trop dur, t’es pas capable.

«A la maison, personne ne peut m’aider vraiment à faire des choix. Ma mère ne travaille pas et mon père est éboueur. Mon frère a 18 ans, il fait électricité mais je ne sais pas comment il a choisi ça. On n’en parle pas.

«En troisième, il y avait eu un forum des métiers. J’avais rencontré un architecte qui ne nous parlait que de ses études et pas de son métier, une dame qui travaille à la pharmacie qui nous a répété qu’il ne fallait pas redoubler dans les études, et des profs de lycée hôtellerie-restauration. Eux, j’ai bien aimé comment ils racontaient, mais dans la restauration, il y a du porc et de l’alcool donc je ne peux pas y aller. En plus, mon père me l’a déconseillée parce qu’il a travaillé en cuisine avant d’être éboueur à la mairie de Paris.

«C’est surtout ma prof principale, celle de maths, qui m’aide dans mes choix. Elle connaît bien les métiers ! Elle m’a organisé un mini-stage en première pour que je me fasse mon idée. J’ai parlé avec une prof de biochimie.

«Mais même avec ça, je ne suis pas sûre de moi. J’ai dit que je voulais faire manipulatrice radio dans le médical car ma tante qui est infirmière à l’hôpital de Sarcelles m’a dit que c’était bien, qu’il n’y avait pas trop d’études et qu’à 23 ans je pourrais commencer à travailler, mais je n’ai jamais rencontré de manipulatrice radio. Alors je fais confiance à ma tante parce que cette filière existe dans mon lycée et que je suis impatiente d’être indépendante.

«On nous demande de faire des choix de métier sans vraiment savoir. C’est un peu comme si on devait acheter des habits sans pouvoir les essayer.»

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique