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L’enquête

Que fait donc la haute fonction publique pour être attractive à ce point ?

ENQUÊTE// Les corps d'élite de l'Etat n'ont jamais suscité autant l'intérêt des jeunes, contrairement au reste de la fonction publique, qui peine souvent à recruter. L'INSP, ex-ENA, fait le plein de candidats. Et il n'est pas le seul concours vers la haute fonction publique à être concerné. « Les Echos START » a cherché à comprendre pourquoi.

L'intérêt renouvelé de la « génération surdiplômée » pour la « chose publique » en pleine réforme de la haute fonction publique en a surpris plus d'un.
L'intérêt renouvelé de la « génération surdiplômée » pour la « chose publique » en pleine réforme de la haute fonction publique en a surpris plus d'un. (iStock)

Par Fleur Bouron

Publié le 25 sept. 2023 à 07:01

Cette année, 2.128 candidats se sont inscrits au concours de l'Institut national du service public (INSP), qui a remplacé l'ENA le 1er janvier 2022, un record (+23 % en quatre ans). Pourtant, le nombre de reçus, lui, est identique à l'année dernière - 90 admis (+3,45 % en quatre ans). Même constat pour les aspirants au poste d'administrateur territorial. Avec 54 places ouvertes, ils sont 1.063 à avoir postulé au concours de l'Institut national des études territoriales (INET). Depuis plusieurs années, cette hausse des candidatures pour accéder aux postes de la haute fonction publique s'accompagne également d'une baisse de l'absentéisme aux épreuves. Résultat : les candidats qui se présentaient au concours externe (principale voie d'accès) en 2000 avaient une chance sur neuf d'intégrer l'ENA, contre seulement une chance sur quatorze en 2021.

L'intérêt renouvelé de la « génération surdiplômée » pour la « chose publique » en pleine réforme de la haute fonction publique en a surpris plus d'un. « On a entendu qu'on allait mettre à bas l'attractivité de la fonction publique, perdre la notion d'excellence et d'élite républicaine. C'est tout le contraire qui est en train de se passer », insiste Stanislas Guerini, ministre de la Transformation et de la Fonction Publiques, dans une interview aux « Echos START ».

Chamboulée, la haute fonction publique a vu quinze de ses nombreux « corps » (administrateurs civils, conseillers économiques, administrateurs des finances publiques, inspection générale, etc.) fusionner au sein d'un corps unique des administrateurs de l'Etat. Objectif : plus de mobilité dans les carrières, des rémunérations harmonisées et transparentes, et revues à la hausse (voir encadré). Ce ne sont cependant que 6.000 hauts fonctionnaires qui sont concernés actuellement par la réforme, sur les 107.800 que l'on compte en France, parmi lesquels des directeurs d'hôpitaux, des commissaires de police, des conservateurs généraux du patrimoine, des préfets, etc.

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Un effet Covid

« Le Covid a été un déclencheur, j'ai ressenti un besoin de réalité, citoyenne et politique. » Victor a fait HEC et obtenu un double diplôme à Sciences Po, avant d'intégrer sur concours l'INET en janvier. Une fois diplômé après dix-huit mois de formation, l'étudiant de 24 ans pourra d'emblée prétendre à un poste de chargé de mission auprès d'un directeur général, « une sorte de directeur de cabinet du directeur général », image-t-il.

Il sortira haut fonctionnaire de sa formation, mais ce n'est pas le prestige qui lui est associé qui l'a en premier lieu poussé vers l'Etat employeur, jure-t-il. Ce qu'il cherche ? Le concret, le tangible, le terrain. Ça tombe bien, sa formation à l'INET est ponctuée de cinq stages dans des services publics de différentes régions. « A Marseille, j'ai assisté à la rénovation de cinq écoles. Ces changements sont perceptibles par le citoyen dès la rentrée, et c'est très satisfaisant », se réjouit Victor.

Tous « sur le terrain » ?

Philippe Martin, doyen de l'Ecole des affaires publiques de Sciences Po, qui prépare au concours de l'INET, confirme un attrait croissant pour la fonction publique locale. « Une partie de nos étudiants cherche à être en prise avec les problématiques que rencontrent les usagers dans leur quotidien », explique-t-il.

C'est aussi, en partie, pour répondre à ces aspirations et rester attractive que la formation de l'ENA s'est réformée. « La moitié du temps de formation se passe sur le terrain, en stage ou à réaliser des missions sur la base d'une commande d'une entité publique », explique Maryvonne Le Brignonen, directrice de l'INSP. Et d'ajouter : « La légende selon laquelle on n'apprend rien à l'ENA, c'est terminé.» Cette quadra, venue du privé, n'a pas été nommée à ce poste par hasard, son parcours incarne une forme de renouveau et d'ouverture de l'institution : elle a réussi le concours externe de l'ENA à 30 ans, après dix ans passés en audit, et a intégré la très prestigieuse Inspection générale des finances à Bercy à sa sortie, en 2010.

A écouter ces hauts fonctionnaires en herbe, on comprend qu'ils cherchent à se rapprocher du terrain, mais aussi et surtout au plus près de la prise de décisions : « être au coeur du réacteur », comme disent toutes celles et ceux interrogés. « Ce sont des cadres dirigeants », rappelle Belkacem Mehaddi, le directeur de l'INET. Ces fonctionnaires catégorisés A + conçoivent, mettent en oeuvre et évaluent les politiques publiques, soit en occupant des fonctions d'expertise, soit d'encadrement.

« Cadre dirigeant », « haut fonctionnaire », « A + »…

Le terme de « haut fonctionnaire » n'est pas défini juridiquement. Les fonctionnaires sont répartis en trois catégories : A, B, C. Les « hauts fonctionnaires » sont aussi appelés « A + » : ces deux appellations, non officielles, désignent les emplois de l'encadrement supérieur au sein de la catégorie de fonctionnaires A.

On distingue les corps techniques (les ingénieurs) et les corps administratifs (par exemple, les conseillers d'Etat). De plus en plus de postes dans la fonction publique sont ouverts au recrutement externe (CDD ou CDI), sans passer par un concours. Ce sont les « contractuels ». Dans l'ensemble de la fonction publique, ils représentaient 21 % des effectifs en 2020 (+6 % en un an).

En première ligne face aux crises

Pour Léa (le prénom a été changé), le réacteur, c'est la direction du budget au sein du ministère de l'Economie, où se concoctent les projets de loi de finances. Elle veut « contribuer à ce que la dépense publique soit orientée vers l'investissement d'avenir comme l'éducation ou l'écologie ». Avec un diplôme d'une grande école de commerce, elle était au départ destinée au secteur privé. Mais après avoir raté le concours de l'INSP, à deux reprises, elle a postulé comme contractuelle (un CDD, voir encadré). C'était une vocation, et tant pis si « c'est moins bien payé ». « Il y a quelque chose d'inexplicable, c'est un milieu dans lequel je me sens à l'aise », souligne-t-elle.

Son dream job : être directrice du budget. Mais le poste est inenvisageable sans le sésame « INSP ». Aussi elle pense, à terme, à travailler en entreprise, mais pas n'importe laquelle : elle vise des entreprises publiques comme la SNCF, la RATP ou EDF, où de belles carrières peuvent s'écrire pour des profils comme le sien.

Le contexte de polycrises - pandémie de Covid, guerre en Ukraine, catastrophes climatiques - aiguise cette vocation chez bien des jeunes. « Le métier est toujours plus attractif après une crise car on voit que l'on a besoin de l'Etat », explique Maryvonne Le Brignonen. Elle-même était en stage dans une préfecture lorsque la crise financière a éclaté en 2008. Elle avait participé à la création d'une « task force » locale pour éviter la coupure de financements.

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Chez Léa, l'engagement a pris une coloration presque patriote. « Je n'en pouvais plus de lire à longueur d'enquêtes de la Cour des comptes que tous les pays font mieux que nous. » Quand la contractuelle a lu, fin juillet, dans « The Economist », l'élogieux article sur les choix français intitulé « Beneath France's revolts, hidden success » (« Derrière les révoltes en France, des succès cachés »), elle jubile. Si la presse britannique, connue pour son French bashing, le dit, c'est qu'on va « dans la bonne direction », conclut-elle, revigorée.

« Aujourd'hui, les vocations sont plus affirmées, note Arnaud Teyssier, inspecteur général de l'administration et directeur de la prépa à l'INSP Paris 1-ENS. Comment en serait-il autrement ? Les étudiants entendent tellement dire du mal des hauts fonctionnaires que pour faire ce métier, il faut avoir une vocation bien accrochée. »

3.000 postes de hauts fonctionnaires ouverts aux contractuels

C'est notamment pour inverser cette tendance et balayer les critiques contre la fonction publique et son élite, qui se sont fortement exprimées lors de la crise des « gilets jaunes », que l'Etat tente de se moderniser et de s'ouvrir. Un plan de transformation de la haute fonction publique a été annoncé par Emmanuel Macron le 8 avril 2021, pour « bâtir l'action publique du XXIe siècle ». La suppression de l'ENA au profit de la création de l'INSP s'est inscrite dans ce cadre (voir encadré), tout comme la création de prépa Talents pour préparer les étudiants boursiers aux concours administratifs. Plus de 100 classes ont ouvert sur le territoire dans des écoles de service public, des universités ou des instituts d'études politiques. Elles permettent d'accompagner sous la forme d'un tutorat les aspirants hauts fonctionnaires, leur octroient une bourse de 4.000 euros et proposent un logement ou de la restauration.

L'Etat a besoin de s'adapter à l'évolution des métiers et des technologies. Il montre qu'il n'est pas dans la naphtaline 

Maryvonne Le Brignonen Directrice de l'INSP (ex-ENA)

Pour faire sa mue, l'Etat a aussi plus largement ouvert l'embauche d'agents sous contrat, les fameux « contractuels », comme Léa. Et ce, y compris sur des postes de hauts fonctionnaires comme chef de service ou sous-directeur d'administration centrale, directeur adjoint d'hôpital, de directeur général des services des communes, etc. Au total, près de 3.000 emplois de direction peuvent être pourvus par des non-fonctionnaires dans les administrations centrales, les services déconcentrés ou à l'étranger. « L'Etat a besoin de s'adapter à l'évolution des métiers et des technologies. Il montre qu'il n'est pas dans la naphtaline », souligne Maryvonne Le Brignonen. « Si certains postes m'ont été confiés, c'est parce que j'avais une approche différente des problèmes », estime la haut fonctionnaire, qui a aussi été directrice des renseignements Tracfin avant son poste à l'INSP.

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Fonctionnaire, sors de ce « corps » !

La modernisation de l'Etat passe aussi par sa numérisation. Et les projets en la matière ne manquent pas. Mais qui sait que la direction interministérielle du numérique (Dinum), rattachée à la Première ministre, couve des start-up et pilote le fertile beta.gouv.fr ? Le défi reste d'attirer et de fidéliser des profils techniques et ingénieurs dont l'Etat a besoin. Des profils comme celui de Godefroy, haut fonctionnaire issu du Corps des mines, spécialisé en cybersécurité, affecté à l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi) à l'issue de sa formation. Ce diplômé de Télécom Paris et d'HEC a rejoint la fonction publique après plusieurs expériences dans le privé, dont un stage chez dans un fonds d'investissement et chez TotalEnergies. Il s'est longuement interrogé sur la finalité de son travail : « Pour mon début de carrière, j'aspirais à mettre mon énergie au service du bien commun plutôt que de la seule satisfaction d'actionnaires », dit-il tranquillement. Et puis le prestige attaché à la haute fonction publique fait toujours son effet. « Je mentirais si je disais que ça ne joue pas », finit par avouer Godefroy.

Des postes stratégiques

Il a alors passé le concours du Corps des mines, une institution qui forme chaque année une quinzaine d'ingénieurs destinés à des postes à hautes responsabilités. A l'Anssi, où 80 % des professionnels sont contractuels, il fait partie d'une équipe en charge de la connaissance de l'état de la cybermenace en France. « En matière de cybersécurité, les enjeux abordés au sein du secteur public relèvent d'une dimension bien supérieure par comparaison au secteur privé », estime-t-il. Au menu : protéger les hôpitaux face aux attaques par rançongiciels, prévenir les cyberattaques susceptibles de viser les JO de Paris 2024 (rediffusion des épreuves, billetterie…), etc.

Outre l'intérêt des missions, ce sont aussi les perspectives d'évolution rapide et non linéaire qui l'ont motivé, assure-t-il. Un pilotage des carrières puissant qui s'appuie sur les RH du Corps des mines, dont il fera partie toute sa vie s'il reste dans la fonction publique. Une logique de carrière « à la carte » qui permet de passer de poste d'expert technique à des emplois de stratégie et de management. Et de passer d'un sujet à l'autre, beaucoup plus facilement que dans le privé. Pêle-mêle, il cite « la régulation de l'intelligence artificielle, le Plan France Très Haut Débit, ou encore le développement de projets innovants au sein de l'Agence du numérique en santé (ANS) ».

L'écart de rémunération avec le privé ? Pour l'instant, ce n'est pas un sujet. « En début de carrière, ma rémunération est comparable à celle de mes anciens camarades de Télécom Paris ou d'HEC », souligne Godefroy. Mais pour quelques années seulement, avant que la tendance ne s'inverse.

Le sujet de l'attractivité reste donc crucial. Maryvonne Le Brignonen se dit rassurée de l'intérêt porté à l'INSP, même si elle se veut prudente. Les préparateurs aux concours administratifs émettent aussi des réserves sur l'évolution de l'intérêt pour la haute fonction publique. « Il va falloir que le système marche bien, que les carrières se déroulent dans la transparence. Beaucoup de questions restent en suspens », souligne Arnaud Teyssier, pour qui il faut attendre environ quatre ans avant de tirer de vraies conclusions. Il ajoute : « Il faut que les pouvoirs publics montrent qu'ils sont décidés à mettre en valeur la haute fonction publique. »

À noter

Un référentiel de rémunération pour 56 métiers du numérique a été publié début 2022, avec des seuils en dessous desquels un contrôle de la dépense publique avant l'embauche n'est pas nécessaire. Ainsi, un data scientist avec moins de cinq ans d'ancienneté est embauché à 50.000 euros annuels brut minimum, un product owner à 54.000 euros, un designer UX à 49.000 euros.

Fleur Bouron

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