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Inspection générale des finances : le groupe d'élite de Bercy, véritable tremplin vers les cabinets ministériels

TEMOIGNAGES// Ils ont 30 ans en moyenne et donnent des conseils au gouvernement. Ce sont les inspecteurs des finances, sortes de consultants internes logés à Bercy, au service de l'exécutif. Et le service peut mener loin : indice qui ne trompe pas, Valéry Giscard d'Estaing et Emmanuel Macron sont passés par là.

De gauche à droite : Justine Hochemain, 30 ans, entrée il y a cinq mois, via la nouvelle procédure de recrutement ; Gaspard Bianquis, 28 ans et Louise Auffray, 26 ans, dernière promotion entrée via le classement ENA (aujourd'hui rebaptisée en INSP).
De gauche à droite : Justine Hochemain, 30 ans, entrée il y a cinq mois, via la nouvelle procédure de recrutement ; Gaspard Bianquis, 28 ans et Louise Auffray, 26 ans, dernière promotion entrée via le classement ENA (aujourd'hui rebaptisée en INSP). (DR)

Par Marion Simon-Rainaud

Publié le 22 sept. 2023 à 07:00

Au coeur du gigantesque ministère de l'Economie et des Finances, au 139, rue de Bercy, dans le sud-est de Paris, au bout d'un interminable couloir aux murs grisés et aux centaines de portes en bois, toutes semblables, se trouve l'Inspection générale des finances (IGF). Rien n'indique le prestige de cette administration bicentenaire dans laquelle on se trouve.

Rien, si ce n'est le costume des tout premiers inspecteurs exposé dans une vitrine, au détour d'une coursive. Face aux ouvertures métalliques des ascenseurs, un chapeau bicorne, une queue-de-pie à boutonnière avec col et manches brodés sont les seules réminiscences de l'origine de ce service central fondé en 1797, alors que le Directoire gouvernait la France. Seule preuve tangible que « cet endroit est unique », selon les mots de la cheffe de l'IGF, Catherine Sueur, nommée en mai 2022.

« Stop, arrêtez tout, on saisit les dossiers »

Les quelque cent hauts fonctionnaires qui composent aujourd'hui ce service reconnu pour son excellence ont adopté le standard chino-chemise bleu clair-veste de costard. Parmi eux, Gaspard Bianquis, 28 ans, doublement diplômé de l'Ecole normale supérieure (ENS) et de l'ENA (aujourd'hui rebaptisée Institut national du service public - INSP). Cinq mois à peine après son entrée à l'IGF, en février 2022, il est affecté au contrôle du groupe Orpea, plongé au coeur d'un scandale sanitaire et financier, révélé par la publication du livre « Les Fossoyeurs », de Victor Castanet, un mois plus tôt. Un défi aussi « enthousiasmant » qu'« inédit », se rappelle l'intéressé.

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A l'improviste, muni de sa carte d'inspecteur, le jeune homme débarque dans certains établissements pour procéder aux contrôles : « Arrêtez tout, on saisit les dossiers ! » Avec sept autres inspecteurs et inspectrices, il épluche tous les comptes des Ehpad de l'entreprise cotée en Bourse. S'ensuit une phase dite « contradictoire » face à la direction, point par point. « Les enjeux et l'urgence nous ont conduits à travailler avec un très grand sérieux, en déployant beaucoup d'énergie. Et la découverte progressive de résultats nous a poussés à nous dépasser », raconte Gaspard Bianquis d'un ton policé.

Rédigé en moins de deux mois, leur rapport de 524 pages, coréalisé avec l'Inspection générale des affaires sociales (Igas), fait état de « dysfonctionnements graves ». En mars 2022, l'Etat rend public le rapport et porte plainte contre Orpea, exigeant le remboursement des fonds publics alloués par le passé (55,8 millions d'euros). « Je suis fier d'avoir pu contribuer à mon niveau à un travail collectif qui a pu conduire aux remboursements de montants indûment dépensés, aider à la réorientation du groupe et alimenter la réflexion sur la meilleure gestion des Ehpad en France », analyse modestement Gaspard Bianquis, qui décrit une « expérience intense ».

A peine 100 I(G)F en activité

A l'IGF, comme lui, travaillent 60 profils « juniors », appelés inspecteurs et inspectrices des finances (IF) et leurs adjoints (IFA). Ils sont supervisés par 42 seniors, nommés inspecteurs généraux des finances (IGF) - grade que l'on obtient après au moins onze ans d'activité, selon les parcours. Une élite parmi les 135.000 agents du ministère de l'Economie et des Finances.

Ne pas confondre

Au sein des 95.000 agents de la DGFiP, d'autres inspecteurs opèrent : ceux des finances publiques. Ils dépendent également de Bercy. Ils sont une armée : 31.000 fonctionnaires catégorie A. Rien que pour l'année 2023, 853 postes ont été ouverts, partout en France.

« L'IGF est une espèce de cabinet de conseil exclusivement réservé au gouvernement », vulgarise sa cheffe, Catherine Sueur. Saisis par lettre de mission envoyée par la Première ministre ou ses ministres, ses membres sont chargés de contrôler, d'auditer, d'évaluer et de conseiller les politiques publiques pour le compte du gouvernement et ce, en matière administrative, économique et financière (environ 80 % de leurs activités selon le rapport d'activité du service en 2022). Ponctuellement, il peut leur être demandé d'épauler d'autres administrations centrales de l'Etat, comme l'Igas dans le cadre de la mission Orpea.

30 ans en moyenne

Qui dit cabinet de conseil, dit jeunesse, rapidité et turnover. La moyenne d'âge est ici de 30 ans. Parmi les plus jeunes : une dizaine de data scientists, issus des meilleures écoles d'ingénieurs, aux premiers rangs desquelles Polytechnique et CentraleSupélec (+4 recrutés en 2023). Ils ont un accès direct à toutes les bases de données de l'Insee et de l'Etat.

Data scientists, IF, IFA forment ensemble la « tournée », c'est-à-dire des « forces vives » du service, selon les mots de leur responsable. Historiquement, ce moment initiatique fait référence à la tournée des trésoreries partout en France par les premiers inspecteurs. Désormais, elle désigne symboliquement la période de quatre années (qui correspond au minimum dans le service pour onze ans plus tard pouvoir être nommé IGF), pour laquelle tout nouvel arrivant s'engage à rester. Le temps qu'il apprenne « une méthode éprouvée », souligne Catherine Sueur, et monte progressivement en compétences.

C'est précisément ce qu'est venue chercher Louise Auffray, 26 ans : « un cadre professionnel exigeant et stimulant » dans lequel elle « continue d'apprendre sur les politiques publiques ». La jeune femme a découvert la renommée de l'IGF pendant ses premières années à Sciences Po puis l'a intégrée après un passage par l'ENA (désormais INSP). « Une ambiance de travail particulièrement agréable. »

Une des raisons : le travail se fait en équipe. Chaque mission est menée par une dizaine d'inspecteurs et donne lieu à un rapport signé par tous les participants (adjoints et data scientists également) et produit généralement en quatre mois. Ensuite, sa diffusion est laissée à la discrétion de l'Etat. Selon la complexité, l'actualité, voire l'explosivité du sujet. Par exemple, un des derniers rapports sur l'inflation des produits alimentaires commandé par Bruno Le Maire a été rendu public en novembre 2022 à la suite des propos polémiques sur les « profiteurs de crise » prononcés par le président du comité stratégique des magasins E.Leclerc, Michel-Edouard Leclerc.

« Les jeunes ont le pouvoir »

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« Le positionnement de l'IGF est intéressant car ce sont les jeunes qui ont le pouvoir, analyse Thomas Espeillac, 40 ans, lui aussi signataire du rapport Orpea et aujourd'hui chef du bureau de la politique budgétaire de Bercy. Ce sont eux qui vérifient, qui calculent, qui écrivent. Ils signent au même titre que leurs chefs, souvent guère plus vieux qu'eux. » Autrement dit, les responsabilités ne sont pas corrélées à l'âge, la signature de chacun a la même importance. Un fait « rare » dans la fonction publique, rappelle cet ancien agent de la DGFiP passé par le concours interne de l'IGF, en 2019.

Et si les rapports sont demandés par l'exécutif, « le contenu est produit en toute indépendance », insiste Amélie Verdier, présidente de l'association des anciens de l'IGF, qui rassemble plus de 500 membres. Aujourd'hui à la tête de l'agence régionale de santé d'Ile-de-France et passée par la direction du budget à Bercy, elle raconte avoir reçu des rapports avec lesquels elle n'était pas en accord, qu'elle avait pourtant commandités. « Mais quoi qu'on en dise, pas une virgule n'est changée », assure celle qui vante cette « liberté de plume » assez exceptionnelle dans la fonction publique. Pendant ses années de tournée, la haut fonctionnaire se souvient même qu'un des IF avait refusé de signer un rapport parce qu'il n'était pas aligné avec le contenu.

« On s'y fait des amis »

L'objectif de ce corps d'élite est que l'action publique bénéficie de ce regard quasi extérieur. Devenue inspectrice en avril 2023, Justine Hochemain, 30 ans, loue cet aspect concret. « D'abord, on essaie de comprendre pourquoi telle politique publique ne marche pas. Dans un second temps, on établit des hypothèses, des scénarios pour coller au plus près à la réalité. » Pour cela, la trentenaire mène l'enquête, n'hésitant pas à se déplacer auprès de toutes les parties prenantes.

Lors de sa « vérif », la toute première mission de vérification donnée aux nouveaux IF et IFA, elle a été affectée au contrôle des comptes d'un établissement public (sans préciser davantage) dont elle a interrogé la secrétaire comme le directeur. Le nombre d'interviews peut facilement monter jusqu'à cent. « On se doit d'être sur le terrain, martèle sa cheffe, Catherine Sueur, en poste pour cinq ans. Je leur recommande toujours de faire un déplacement en plus de ce qu'ils avaient prévu. » Avant d'ajouter : « On les paie pour ne pas être dans les bureaux. »

« À chaque fois, on change de collègues, on peut s'appuyer sur les acquis des autres, c'est enrichissant », confie Justine Hochemain, elle aussi doublement diplômée Sciences Po-INSP. Avec quelques années de terrain en plus dans les talons, le constat est le même pour sa consoeur Amélie Verdier, également « sciencepiste » et énarque : « On n'est jamais tout seul, c'est presque du compagnonnage. A l'IGF, on se fait des amis. » Elle faisait d'ailleurs partie de la même tournée qu'Emmanuel Macron - même s'il a démissionné du service en 2016.

Entrée réformée depuis 2023

Jusqu'à janvier dernier, l'entrée à l'IGF dépendait du classement de sortie de l'ENA longtemps fustigé pour son entre-soi. Et surtout du haut du classement. Les premiers choisissant presque systématiquement l'IGF, la Cour des comptes ou le Conseil d'Etat. Il faut désormais répondre à un appel à recrutement à l'hiver (du 18 novembre 2022 au 8 janvier 2023) et passer quatre épreuves écrites et orales (sur place, à la manière d'un concours).

Avec cette nouvelle procédure, l'IGF vise plus de diversité et d'ouverture, même si son dernier recrutement s'est fait avec 50 % de jeunes diplômés de l'INSP - ayant, pour la première fois, au moins deux ans d'expérience. Justine Hochemain fait ainsi partie des sept dernières recrues. En sortant de l'INSP, elle a passé deux ans à la direction du financement de la Sécurité sociale, au sein du ministère de la Santé, où elle a participé à la conception de la réforme des retraites. A ses côtés, des profils divers : une directrice d'hôpital, un magistrat et un administrateur de l'Insee.

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candidatures reçues en 2022 pour 16 candidats invités à passer les épreuves, et finalement 3 inspectrices et 4 inspecteurs nommés (soit un taux de recrutement de 6 %).

Autre changement significatif avec la fin du corps de l'IGF : il n'est plus possible de faire des allers-retours de partir de l'IGF et d'y revenir sans repasser de nouveaux entretiens - à la manière de Catherine Sueur, passée par « Le Monde » et « Télérama », ou l'AP-HP. Dorénavant, les inspecteurs et inspectrices qui souhaitent revenir devront de nouveau convaincre la direction de leur motivation.

De gauche à droite : Catherine Sueur, la cheffe du service ; Amélie Verdier, présidente de l'asso des anciens qui n'hésite pas à dire qu'elle était « meilleure en sortant » qu'en entrant à l'IGF et Thomas Espeillac n'est plus à l'IGF mais est le trésorier de l'association des anciens du service.

De gauche à droite : Catherine Sueur, la cheffe du service ; Amélie Verdier, présidente de l'asso des anciens qui n'hésite pas à dire qu'elle était « meilleure en sortant » qu'en entrant à l'IGF et Thomas Espeillac n'est plus à l'IGF mais est le trésorier de l'association des anciens du service.DR

« De bons salaires pour des jeunes »

Dernier attrait : les bons salaires. A l'entrée, les jeunes de l'IGF (inspecteurs comme data scientists) sont payés entre 70.000 et 100.000 euros brut à l'année. L'écart se creuse ensuite - en leur défaveur - avec le privé et leurs cousins éloignés des cabinets de conseil privés, tout au long de la carrière. « Mais ce n'est pas ce qui les motive », assure Catherine Sueur. Le service est aussi vu comme un tremplin pour intégrer ensuite les cabinets ministériels ou les plus hautes fonctions de l'Etat. Ce n'est pas Emmanuel Macron qui nous contredira.

Les femmes à l'IGF

Alors que le service a été créé en 1797, la première inspectrice a été nommée en 1975. Aujourd'hui, seulement 20 % des inspecteurs généraux sont des inspectrices. Dans la « tournée » actuelle, on approche en revanche de la parité (38 % des effectifs). Catherine Sueur, qui a pris la direction du service après Marie-Christine Lepetit, s'est fixé un objectif de 45 % de femmes nommées pour les années à venir. Elle a aussi créé le réseau Women@IGF, dont le premier événement en 2023 a réuni, selon ses dires, une centaine d'inspectrices.

Marion Simon-Rainaud

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