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L’enquête

Dans la bulle européenne de Bruxelles, des Français surdiplômés s'éclatent, d'autres étouffent

ENQUÊTE// Ils sont surdiplômés, polyglottes, généralement issus de milieux favorisés. Ce sont les jeunes fonctionnaires des institutions qui font tourner la machine européenne. Entre l'intensité du boulot et les relations sociales, ils nous racontent leur bulle, leur Bruxelles loin des locaux.

La troisième saison de la série « Parlement », diffusée sur france.tv, est en tournage.
La troisième saison de la série « Parlement », diffusée sur france.tv, est en tournage. (Jo Voets/france.tv)

Par Florent Vairet

Publié le 15 sept. 2023 à 11:30Mis à jour le 29 sept. 2023 à 16:24

« Quoi tu vas pas à PLUX ce soir ? » Dès son premier jour à Bruxelles, Sarah* est mise dans le bain. « C'est une copine qui était déjà là qui m'a demandé ça. Je ne savais pas ce que c'était, puis j'ai compris : PLUX, c'est la place du Luxembourg, en face du Parlement européen, où les jeunes Européens se retrouvent tous les jeudis soir pour prendre un verre et réseauter », raconte Sarah. Ici, des centaines de costards cravates défilent, une bière à la main. Des fonctionnaires comme des assistants parlementaires, des journalistes comme des lobbyistes, souvent jeunes, pour trinquer après quatre jours de labeur au sein de la « bulle européenne », ce microcosme politico-médiatique situé au coeur de la capitale de l'Union européenne.

A PLUX, la première question est souvent la même : « Tu viens d'où ? » Ne vous amusez pas à répondre « le Languedoc » ou « la Bavière », vous passeriez pour un bleu. La réponse attendue est « Commission », « Parlement » ou « Conseil ». Être rattaché à l'une des trois institutions politiques de l'UE est le premier marqueur de vos relations sociales. Ensuite, le canevas de questions se déroule : « Ça fait combien de temps que t'es dans la bulle ? », « Ah, t'es au Parlement, dans quel parti ? »

Un Erasmus permanent

Dans ce « small talk » d'« afterwork », une règle prévaut : « Faire attention à ce qu'on dit, il y a toujours des oreilles qui traînent, des collègues d'autres groupes politiques, des journalistes et des lobbyistes », prévient Nicolaï, assistant parlementaire, dans la bulle depuis huit ans. Pas de quoi le décourager. « La vie ici, j'adore ! »

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Aux yeux de ce Français, la capitale européenne surpasse Paris dans ses attentes. Bruxelles, où travaillent 40.000 fonctionnaires européens, offre une meilleure qualité de vie, plus d'espaces verts, une densité moindre et des loyers qui ne sont pas démentiels comme dans la capitale française. Il est même possible d'avoir, en coloc, une maison avec jardin et payer moins de 700-800 euros par mois. Et bien sûr cette vie sociale, accessible à tout jeune de la bulle. « Cette bulle, c'est comme un Erasmus permanent, on rencontre toutes les nationalités, toutes les langues », s'émerveille-t-il encore aujourd'hui.

Comme toute bulle, elle est parfois étouffante. « C'est vrai qu'à notre arrivée, on est très vite lancé dans des groupes WhatsApp de Français ou de collègues du boulot, et c'est chouette, mais ça devient vite communautaire », peste Franck, 31 ans, en poste à la Commission depuis plus de deux ans.

Ici, toutes les conversations tournent autour des questions de l'Union. Même les coups à boire. Et surtout, tout est politique. Eudes, attaché parlementaire de 23 ans, se rappelle ce mois de février 2022 où la guerre déchire à nouveau le sol européen. A ce moment-là, un autre débat animait les couloirs du Parlement : installer ou pas des toilettes non genrées dans l'enceinte bruxelloise.« Pour qui on passait à parler de ça alors que la Russie envahissait l'Ukraine ! » s'emporte-t-il encore aujourd'hui. Sauf qu'en face, d'autres voyaient là aussi un combat, une occasion de réaffirmer les valeurs de tolérance face à Poutine.

Bruxelles, c'est un peu une ville de province où on parle anglais

Par son travail, Eudes quitte parfois la bulle pour une autre : celle de Strasbourg, l'autre siège du Parlement de l'Union. Une semaine par mois, tous les députés européens et leur staff prennent (théoriquement) le train pour la capitale alsacienne où ils y louent un logement le temps de la séance plénière. « Une aberration au vu du prix que tout ça coûte ! Mais la France ne veut pas lâcher ce symbole politique », ajoute Eudes.

D'autres n'ont pas la chance d'être à cheval entre deux villes. Pour fuir la bulle bruxelloise, ils gardent un pied à terre dans l'Etat membre d'origine et font la navette avec Bruxelles. C'est la formule choisie par Franck, qui navigue entre la Commission et Paris. « La bulle ne me satisfait pas, elle manque de diversité ! Certes, on t'offre sur un plateau plein de connaissances, mais pas forcément celles avec qui tu te serais fait un ami. »

Parmi les jeunes interviewés, certains ne sont pas sur cette ligne. Nicolaï reconnaît une certaine homogénéité des profils, des jeunes tous issus de familles plutôt favorisées et très diplômés des grandes universités européennes, « mais cette homogénéité est toujours moins forte qu'à Paris, avec un entre-soi où tout le monde sort des mêmes écoles ! » Selon lui, Bruxelles offre au moins une diversité de nationalités.

Mais pour Franck, rien ne trouve grâce à ses yeux. « Le quartier européen est déprimant avec son immense quatre voies, sans vrais cafés, où on voit les fonctionnaires courir avec un gros sac à dos qui contient les textes de loi », cingle-t-il. Sans parler de l'offre culturelle qu'il juge maigre : « C'est dur de trouver un bon film au cinéma, et côté danse, ce n'est pas ça. Quand on est habitué à Paris, c'est décevant. » Et sa collègue Sarah, de la Commission, d'y aller de son tacle : « Bruxelles, c'est un peu une ville de province où on parle anglais. » Néanmoins, elle apprécie le côté calme et plus apaisé que la capitale française.

Je négocie avec le Conseil et le Parlement européens, c'est super intéressant

Au fur et à mesure de la discussion, Franck finit par trouver de bons côtés à son expatriation, côté pro. « Le boulot est redoutablement intéressant, très responsabilisant. » « Ici, on a davantage de marge de manoeuvre que dans l'administration française, où le pouvoir est historiquement plus dans les mains des cabinets ministériels que dans l'administration », explique pour sa part Sarah, qui a été détachée par l'administration française, tout comme Franck. A la Commission, ces deux trentenaires sont chacun chargés de faire aboutir une directive (dont ils préfèrent taire le sujet). Objectif : trouver une mouture qui satisfasse les deux colégislateurs européens, le Conseil (qui représente les Etats membres) et le Parlement (les citoyens). « Je négocie avec ces deux institutions, je suis en 'frontline', c'est super intéressant ! » confie Franck.

Des postes à responsabilités qui ne se font pas sans intensité… ni horaires à rallonge. « Je bosse comme un chien ! » confie-t-il. L'enjeu est de taille : faire accoucher d'un compromis législatif avant les prochaines élections européennes de juin prochain. Un changement de majorité au Parlement sonnerait le glas du texte pour lequel il enchaîne des réunions jusqu'à huit heures par jour depuis plusieurs semaines. « En somme, ici, ma vie est intense, mais surtout tournée vers le boulot. »

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Nicolaï épaule un eurodéputé français. Au programme : rédaction des discours et des amendements, négociations entre les délégations, organisation d'événements au Parlement. Pour lui, c'est entre 50 et 60 heures de travail abattues chaque semaine.

Une bulle dorée…

En contrepartie, les institutions paient assez bien ces Européens. La rémunération mensuelle d'un fonctionnaire européen débute à 2.700 euros et peut grimper jusqu'à 21.000 euros (net après impôts). La moyenne se situant autour de 7.000 euros. Des niveaux qui laissent songeurs les fonctionnaires français… Mais ne peut pas devenir fonctionnaire européen qui veut. Les concours sont ultra sélectifs. « Depuis huit ans, j'ai dû rencontrer deux jeunes fonctionnaires qui avaient réussi le concours », témoigne Nicolaï. La plupart sont recrutés contractuellement, des contrats plus précaires mais confortables financièrement.

C'est en particulier le cas des experts nationaux détachés, des contractuels recrutés pour une expertise précise. Pour eux, la rémunération s'envole. Sarah en sait quelque chose. Elle nous explique que son salaire a été doublé par rapport à celui versé dans l'administration française. Mais les postes de contractuels sont aussi difficiles à obtenir.

… mais féroce

Et puis « l'entrée sur le marché du travail au sein de la bulle est violente ! lâche Nicolaï. Les trois ou quatre premières années sont extrêmement difficiles, et il faut enchaîner les stages, parfois jusqu'à cinq avant le premier job. » En cause : une concurrence féroce entre les jeunes élites des vingt-sept Etats membres qui se disputent les mêmes postes. « Quasiment tous les candidats ont deux masters et sont diplômés de très bonnes universités, type Sciences Po Paris ou le Collège d'Europe [dont le réseau des alumni constitue une bulle dans la bulle], et parlent trois ou quatre langues », témoigne Nicolaï, qui raconte recevoir jusqu'à 180 candidatures quand il ouvre un poste de stagiaire d'assistant parlementaire, « et les deux tiers sont de qualité ».

Après un stage à la Commission, Franck s'est vu proposer un recrutement en intérimaire, pour une durée maximum de six mois. Pas de vacances et un contrat renouvelé toutes les semaines. Beaucoup de papiers à remplir et le stress de ne pas être reconduit, « même si on m'a rapidement dit que j'allais bien faire les six mois », se rappelle-t-il, avant d'ajouter : « Une situation instable, mais une paye de 2.200 euros à la fin du mois, net après impôt. » A la fin de ce contrat pour le moins baroque, il a eu la chance de rester en contrat d'un an, renouvelé deux fois jusqu'à présent. « Avoir été en stage à la Commission m'a grandement aidé pour avoir ce poste, la plupart des offres ne sont publiées qu'en interne », assure-t-il. Si vous êtes loin de la bulle mais que celle-ci vous attire, sachez qu' un site rassemble toutefois plus d'une centaine de postes ouverts, que ce soit pour les fonctionnaires, les contractuels ou les fameux experts nationaux détachés.

* Les prénoms ont été changés.

Recrutement des fonctionnaires européens

10 institutions européennes

1.000 nouveaux agents recrutés par an pour une carrière à long terme

50.000 candidats par an

La comédie « Parlement » de retour le 29 septembre pour une saison 3

La série totalement décalée sur les coulisses du parlement européen est de retour le 29 septembre sur France.tv. Pour celles et ceux qui ont raté les deux premières saisons, il n'est pas trop tard pour faire connaissance avec Samy (Xavier Lacaille), jeune assistant parlementaire qui débarque à Bruxelles au lendemain du Brexit, auprès d'un député aussi nul que désinvesti (Philippe Duquesne). Le jeune « loup » s'accoutume aux bizarreries des institutions européennes, avec maladresse. Négociations épiques, guerre entre Parlement et Commission, pression des lobbyistes, alliances gênantes, députés plus ou moins flamboyants, histoires de compromis voire de compromissions… Le réalisateur Noé Debré relève le défi de nous embarquer -joyeusement - dans l'enceinte du Parlement, dans cette coproduction internationale jouée en trois langues (français, anglais et allemand). Une gageure ! On en saisit les grosses ficelles. Et on en redemande ! Lui nous assure : « La série n'a évidemment pas pour objet de promouvoir ou de flétrir les institutions, mais d'en proposer un portrait fidèle et drôle. »

Florent Vairet

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