Sociologie

L’orientation scolaire : essentielle, bâclée, inégale

La mécanique de l’orientation au collège, puis au lycée, permet aux meilleurs élèves de tirer leur épingle du jeu. Elle est beaucoup plus cruelle pour les adolescents fragiles scolairement ou dont l’entourage n’est pas armé pour les conseiller.

Sandrine Chesnel
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© Getty Images

À 16 ans et demi, Nora est comme la plupart des adolescents de son âge. Elle n’est pas encore certaine du métier qu’elle veut exercer plus tard. En revanche, elle sait parfaitement ce qu’elle ne veut pas faire : « Rester enfermée dans un bureau toute la journée ! » Sportive, gymnaste, elle a pensé à une orientation en licence STAPS (Sciences et Techniques des Activités Physiques et Sportives).

Mais pour l’instant, c’est sa seule idée. Or dans six mois – en janvier prochain – la lycéenne, comme tous les élèves de terminale, devra commencer à remplir ses vœux sur Parcoursup, la plateforme d’admission dans l’enseignement supérieur. La pression monte.

Pas facile de tracer son chemin quand on a 15, 16, 17 ans ou plus. Il faut faire la part entre ses envies, ses capacités scolaires et bien sûr, ses possibilités financières.

Surtout quand vos études vous imposent de quitter le domicile familial ! En fin de troisième apparaît la première gare de triage : les élèves doivent décider s’ils vont s’orienter vers la voie générale/technologique ou bien vers la voie professionnelle pour préparer un bac pro ou un CAP (Certificat d’Aptitude Professionnelle) en deux ans.

Ensuite, au lycée, à la fin de la seconde, l’élève doit choisir ses spécialités pour le baccalauréat. Enfin, en milieu de terminale, c’est le grand rendez-vous avec Parcoursup.

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La famille d’abord

Pour guider les jeunes dans leurs choix d’orientation, une multitude d’acteurs formels et informels entrent en jeu : les « psyEN » (Psychologues de l’Éducation Nationale), plus connus sous le nom de conseillers d’orientation ; les professeurs ; parfois aussi les CPE ; les professeurs documentalistes ; les éducateurs ; les bénévoles des associations engagées dans la réussite scolaire… mais en première ligne, on trouve surtout les parents.

Ici apparaît une profonde inégalité entre les familles, qui sont loin d’avoir le même niveau de connaissances des rouages de l’enseignement secondaire et supérieur : les parents les mieux renseignés sont les enseignants et les cadres, ces derniers ayant souvent fait des études supérieures.

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L’étude réalisée tous les ans par le ministère de l’Enseignement supérieur sur le vécu de Parcoursup par les néo-bacheliers1 le confirme : la première source d’information d’un lycéen ou d’une lycéenne qui s’oriente est bien sa famille et ses proches (cités par 77 % des répondants), loin devant le professeur principal (56 %).

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Viennent ensuite, loin derrière, les anciens élèves du lycée et les représentants des écoles ou des universités, le plus souvent rencontrés sur des salons de l’orientation ou sur des forums d’anciens élèves organisés par les établissements. Le psyEN n’est cité que par 20 % des élèves de terminale, et le CIO (Centre d’Information et d’Orientation) par seulement 15 %.

Des psy scolaires sous l’eau

Principales figures de l’orientation au sein de l’institution, les psyEN sont en sous-effectif criant. D’ailleurs, seulement 20 % des néo-bacheliers interrogés dans le sondage d’IPSOS ont pu en rencontrer un. Selon une note du CESE (Conseil Économique, Social et Environnemental) de 20182, la moyenne européenne en matière d’accompagnement, c’est un conseiller d’orientation pour 800 élèves.

En France, un seul psyEN peut « suivre » jusqu’à 1 800 élèves. Le nombre de postes ouverts au concours de recrutement des psychologues de l’Éducation nationale a bien été augmenté de 20 % en 2022, mais une partie de ces futurs psyEN est destinée au primaire, pas au secondaire.

« Ce n’est pas simple de répondre à toutes les demandes », confirme Yann, psyEN dans l’académie de Poitiers. « Donc on se concentre sur les élèves les plus en difficulté. Accompagner un jeune dans ses choix, cela prend du temps, bien plus qu’une réunion. Et puis, contrairement aux idées reçues, nous ne sommes pas là pour proposer le métier “idéal”, mais pour aider le jeune à se projeter, à trouver les bonnes informations. »

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L’orientation est aussi loin d’être la seule mission des psyEN : ils sont mobilisés sur la lutte contre le harcèlement, le décrochage scolaire, la phobie scolaire, la détection et l’aide à la prise en charge du handicap, etc. S’ajoute à cela la fermeture de nombreux CIO.

Bernard Desclaux, ancien directeur de CIO dans le Val-d’Oise, aujourd’hui auteur et conférencier3, n’hésite pas à parler d’un abandon des CIO par l’État et le ministère de l’Éducation nationale : « Depuis les années 80, la moitié des CIO a disparu. »

En outre, depuis 2018, les régions ont récupéré l’organisation et la responsabilité de l’information sur l’orientation professionnelle. Le principe est bon : l’information délivrée aux jeunes sera plus en phase avec leur territoire si elle est produite à l’échelle locale, dans une logique « adéquationniste » de l’orientation. Mais dans la réalité, selon les régions, l’engagement varie beaucoup, ce qui accentue les inégalités.

Éco-mots

Adéquationnisme 

Une politique d’orientation est dite adéquationniste quand elle vise à faire correspondre les formations vers lesquelles sont prioritairement orientés les jeunes avec les besoins en main d’œuvre de la société.

Les professeurs principaux en première ligne

Avec des régions impliquées plus ou moins vigoureusement sur l’orientation, et trop peu de conseillers d’orientation, les professeurs principaux (PP) se retrouvent en première ligne avec les parents.

Depuis la loi du 8 mars 2018 relative à l’orientation et à la réussite des étudiants, 54 heures sont censées être dédiées chaque année à l’accompagnement à l’orientation des lycéens des voies générale et technologique, s’ajoutant aux 12 heures prévues en quatrième, 36 heures en troisième et 265 heures sur trois ans dans la voie professionnelle.

Mais dans les faits, ces heures ne sont pas financées et les professeurs ne sont pas formés à l’accompagnement à l’orientation. Ils font donc comme ils peuvent, comme en témoigne Guillaume, 30 ans, jeune professeur principal d’une classe de troisième dans un collège des Yvelines : « Je me suis “autoformé”, car je n’ai reçu que quelques heures de cours sur l’orientation, axées sur le post-bac – alors que je suis PP de troisième ! Et puis, impossible de bien les guider sur leur orientation quand on en a 30 dans la classe. »

Benoît Guyon, PP de terminale dans l’académie de Besançon, et coprésident de l’Association des professeurs de SES, confirme ce constat « Avec la réforme du bac et les épreuves de spécialités avancées en mars, nous manquons de temps pour boucler les programmes. Du coup, difficile de trouver 54 heures pour l’orientation », ajoute-t-il.

De quoi expliquer pourquoi les principaux de collège et les proviseurs de lycées manquent de volontaires pour assurer la charge de professeur principal : un travail conséquent rémunéré entre 802 et 1 261 euros net… par an.

Efficace pour les bons élèves

On pourrait tenter de se rassurer en observant qu’au regard du faible investissement financier dont elle bénéficie, et de l’éclatement des responsabilités entre différents acteurs, la « machine » à orienter orientation semble finalement plutôt rentable.

Les lycéens qui décrochent le bac (90,9 % en 2023) sont majoritairement satisfaits. Dans l’étude IPSOS sur les néobacheliers, 54 % des jeunes pensent que l’accompagnement reçu leur a permis de découvrir des formations auxquelles ils n’avaient pas pensé.

Et pour faire mentir l’image très négative de Parcoursup, une majorité d’entre eux se dit plutôt satisfaite (35 %), voire très satisfaite (37 %) des propositions reçues.

Et de fait, en regroupant toutes les informations sur l’enseignement supérieur public et une grande partie des informations du privé, la plateforme facilite la découverte de nouvelles formations – à condition d’y consacrer beaucoup de temps, et d’avoir au départ une petite idée de ce qu’on y cherche (d’où l’intérêt d’un rendez-vous avec un psyEN).

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Embouteillage en pâtisserie

Mais l’orientation fonctionne-t-elle en France ? Oui, pour les jeunes bien entourés qui ont de bons résultats scolaires. Mais gare aux jeunes qui ne rentrent pas dans le « moule » scolaire dès le collège : « Trop souvent, l’orientation vers l’enseignement professionnel est décidée par défaut, simplement parce que le jeune concerné n’a pas les notes nécessaires pour aller en voie générale ou technologique », souligne Guillaume, le professeur des Yvelines.

« Toi, je te vois plus en filière pro »

L’origine sociale pèse lourd sur les choix d’orientation. C’est ce que démontre une étude de 2014 réalisée par Nina Guyon et Élise Huillery auprès des élèves de 59 établissements des rectorats de Versailles, Créteil, et Paris.

Les deux chercheuses ont démontré qu’en fin de troisième, les élèves modestes sont surorientés vers les voies les moins sélectives (bac pro et CAP), quand les élèves les plus favorisés accèdent plus souvent à la voie générale et technologique.

Ce biais touche les élèves moyens et faibles d’origine modeste, qui seront donc plus souvent envoyés dans la voie professionnelle que les élèves de même niveau scolaire mais de niveau social plus favorisé.

Pour l’expliquer, les autrices soulignent le rôle des professionnels de l’orientation. Ces derniers sous-estiment les capacités des jeunes de milieux modestes à réussir dans des études hors de la voie professionnelle.

Les autrices concluent en soulignant que la connaissance et la compréhension de ces mécanismes sont essentielles pour réduire les inégalités d’orientation et promouvoir une véritable égalité des chances.

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Parfois aussi, le jeune concerné, ou sa famille, refuse par principe la filière professionnelle. Hélène, professeure depuis 20 ans dans un collège rural de la Creuse, souligne qu’il « reste un gros travail à faire avec les parents pour valoriser les formations professionnelles et agricoles ».

Une orientation subie ou mal vécue débouche souvent sur un abandon des études : chaque année, 95 000 jeunes sortent du système scolaire sans aucune qualification.

Et même pour ceux qui ressentent une attirance pour tel ou tel secteur professionnel, la désillusion est parfois au rendez-vous, car il n’est pas facile de décrocher une place dans les filières de bac pro les plus recherchées, comme la pâtisserie ou la restauration, alors que certaines spécialités industrielles ou du bâtiment manquent de bras pour répondre aux besoins des entreprises.

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Faut-il davantage encore orienter les jeunes vers les métiers qui recrutent le plus, quitte à négliger leurs aspirations réelles ? La question n’est pas seulement économique, elle est aussi politique et sociale.

Puisque la réussite scolaire reste en France très conditionnée par le milieu social d’origine, et comme l’orientation est elle-même conditionnée par les notes obtenues à 14 ou 15 ans, surtout en mathématiques et en français, une orientation encore plus adéquationniste aboutirait à imposer leur avenir professionnel aux jeunes des classes sociales les moins favorisées, quand les plus favorisés pourraient eux continuer à s’épanouir en pleine osmose avec les besoins de la société. Une divergence explosive.

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85 % des emplois de 2030 n’existent pas encore… Vraiment ?

Ce ratio, tiré d’une étude réalisée en 2018 par un constructeur d’ordinateurs, a connu un grand succès. Il est cité par de nombreux médias, et même des institutions comme Pôle emploi. De quoi rendre perplexes les jeunes en train de réfléchir à leur orientation : comment choisir une formation pour un métier qu’on ne connaît pas encore ?

N’y aurait-il aucun salut en dehors de l’IA, de la robotique ou de la réalité virtuelle ? S’il est acquis que ces technologies vont bouleverser nombre de métiers, un coup d’œil sur la liste des secteurs en tension en 2023 rassure : santé, mobilité décarbonée, rénovation des bâtiments, logistique, informatique… autant de domaines professionnels qui proposent des métiers accessibles à différents niveaux de formation, du CAP au doctorat, et qui ne devraient pas disparaître de sitôt.

Sources

1. « Opinion des néo-bacheliers sur Parcoursup », sondage IPSOS pour le ministère de l’Enseignement supérieur, septembre 2022 (sondage réalisé tous les ans depuis trois ans).

2. CESE 2018.

3. Orientation scolaire : les procédures mises en examen. Quel débat dans une société démocratique ?, L’Harmattan, 2020.

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