Le harcèlement à l'école, qui toucherait un élève sur dix, a été érigé en priorité absolue du gouvernement pour l'année scolaire 2023-2024, après le suicide de la jeune Lindsay, 13 ans, au printemps dans le Pas-de-Calais

Le harcèlement à l'école, qui toucherait un élève sur dix, a été érigé en priorité absolue du gouvernement pour l'année scolaire 2023-2024, après le suicide de la jeune Lindsay, 13 ans, au printemps dans le Pas-de-Calais

afp.com/Emmanuel DUNAND

Quel parent n’a pas éprouvé de sentiment d’effroi et de colère à l’évocation de tous ces drames ? Quelques mois seulement après les suicides de Lucas et de Lindsay, Nicolas, adolescent de 15 ans, s’est à son tour donné la mort, le 5 septembre dernier à Poissy, dans les Yvelines, après avoir subi les brimades de ses camarades. Des échanges de courrier, dans lesquels le rectorat de Versailles jugeait "inacceptables" des propos des parents de Nicolas qui auraient "remis en cause" l’attitude du personnel de l’établissement, ont depuis été révélés par BFMTV. Le ton de ces lettres, dans lesquelles il était également demandé à la famille d’adopter une "attitude constructive et respectueuse", en leur rappelant les risques pénaux d’une dénonciation calomnieuse, a relancé le débat sur la responsabilité de l’institution scolaire régulièrement accusée de défaillances dans le traitement des affaires de harcèlement. Certes, malgré le déploiement du programme pHARe et l’annonce par le ministère de plusieurs nouvelles mesures, beaucoup de chemin reste à faire. Un plan interministériel, visant à mobiliser tous les acteurs, devrait être présenté la semaine du 25 septembre. Un autre aspect, jusqu’ici peu exploré, retient l’attention de plusieurs spécialistes : la responsabilité des parents d’enfants harceleurs qui sont bel et bien les premiers éducateurs de leurs enfants.

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Impossible d’esquisser un portrait-robot de ces derniers puisque à ce jour il n’existe pas d’enquête spécifique sur le sujet. D’après Angélique Gozlan, docteur en psychopathologie et psychanalyse, les études cliniques se sont essentiellement penchées sur les profils d’élèves harceleurs que l’on pourrait diviser en deux grandes catégories : ceux qui ont eux-mêmes été victimes par le passé et qui vont prendre le pouvoir en s’identifiant à leur agresseur et en reproduisant ce qu’ils ont vécu. "Et puis ceux - parfois les mêmes - qui évoluent dans un cadre familial conflictuel, parfois violent, défaillant ou à qui on n’impose que peu de limites", poursuit la chercheuse qui insiste toutefois sur la singularité de chaque histoire. "Ne perdons pas non plus de vue que certains parents, submergés par les soucis du quotidien, les problèmes professionnels, et qui parfois développent des troubles dépressifs, ont sans doute plus de mal à être à l’écoute de ce que vit leur enfant que d’autres", précise-t-elle.

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Autre raccourci à éviter : il serait faux de croire que ce type de drame ne touche que les familles les plus isolées et en difficulté. Aucun milieu social n’échappe à ce phénomène, d’autant moins depuis l’arrivée d’Internet et l’omniprésence des réseaux sociaux. "On fait face aujourd’hui à un mouvement massif de groupe et à un conformisme des comportements. Résultat, même un enfant qui évolue dans un univers bienveillant, élevé par des parents à l’écoute et soucieux de transmettre des valeurs d’entraide et d’empathie, peut se retrouver pris dans un mouvement collectif de harcèlement", poursuit Angélique Gozlan. A l’âge où beaucoup de jeunes traversent une crise identitaire, faire partie d’un groupe est souvent vécu comme une priorité absolue. "Résultat, beaucoup se forcent à faire des choses – comme se soûler, se droguer, regarder de la pornographie ou encore harceler des camarades – alors qu’ils n’en ont pas envie. Juste pour ne pas être mis de côté", constate le psychologue Saverio Tomasella, auteur de Plus jamais harcelés : En finir avec la maltraitance entre adolescents (Vuibert, 2023).

Pas vraiment rassurant alors qu’un sondage Opinion Way, réalisé pour la Mutuelle assurance de l’éducation (MAE) en juin dernier, révélait que 56 % des parents interrogés se disent très préoccupés par le risque de harcèlement et de cyber-harcèlement. Un sur quatre craint que son enfant ne devienne harceleur. Reste à savoir à partir de quel moment son enfant entre dans cette case : s’il inonde ses "camarades" de messages hostiles sur les réseaux sociaux, le constat est assez clair. En revanche, qu’en est-il lorsqu’il se "contente" d’acquiescer mollement lors d’une conversation en ligne qui vire à la cyber-attaque ou qu’il y assiste en tant que simple témoin ? "L’année dernière, ma fille de 13 ans m’a montré des échanges sur son groupe de classe WhatsApp dans lesquels plusieurs élèves s’en prenaient à une camarade de classe", raconte la mère de Camille*. "Je lui ai dit qu’elle devait absolument prendre la défense de sa copine mais elle m’a rétorqué qu’à ce moment elle risquerait elle-même de devenir une cible. Que répondre à ça… J’ai arrêté d’insister", soupire la mère de famille.

"Un sentiment de honte"

La peur que son enfant ne devienne victime à son tour muselle la parole et plonge beaucoup de parents dans les affres de la culpabilité. Certains, bien conscients des conséquences potentielles des actes de leur enfant mais incapables de les contrer, vont hésiter à demander de l’aide, de peur d’être jugés. D’après Olivier Andrieu-Gérard, responsable des médias et des usages numériques de l’Union nationale des associations familiales, il est très rare d’entendre la voix des parents de harceleurs dans les ateliers. "D’abord parce que beaucoup de participants n’imaginent même pas que leur enfant puisse faire partie des harceleurs. Et puis ceux qui en ont conscience éprouvent souvent un sentiment de honte ou bien ont l’impression qu’il est de leur devoir de le protéger en se taisant", raconte le spécialiste pour qu’il est urgent de libérer enfin la parole afin de permettre un meilleur accompagnement. D’après plusieurs chefs d’établissement, certains parents, alertés sur les agissements de leur fils ou leur fille, ont tendance à s’enfermer dans le déni. "Sans doute parce que dans notre inconscient parental, notre enfant est perçu comme un être innocent, incapable de faire du mal à autrui", analyse Saverio Tomasella.

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La perte de confiance entre les parents et l’institution scolaire – parfois à juste titre, comme l’a montré l’attitude du rectorat de Versailles - n’arrange rien. Interrogés dans le cadre d’une étude réalisée en novembre 2021 par Georges Fotinos, ancien inspecteur général de l’Education nationale, 43 % des personnels de direction faisaient état d’une dégradation des relations (alors qu’ils n’étaient que 12 % à s’en plaindre en 2004). "Un enfant ou un adolescent qui entend constamment ses parents dénigrer les enseignants aura forcément du mal à respecter les règles de fonctionnement du système scolaire", souligne Saverio Tomasella. Pour ce spécialiste, certains enfants et adolescents peuvent aussi être inconsciemment influencés par des discours véhiculés dans la sphère familiale, notamment par les pères. "Il peut y avoir cette idée qu’un garçon se doit d’être fort, viril et ne montrer aucun signe de faiblesse. Un jeune garçon élevé dans cette idée sera tenté de s’en prendre à des camarades qui ne correspondent pas aux codes qu’on lui a inculqués". D’autres adultes peuvent minimiser certains conflits entre élèves, estimant que ce sont des "gamineries sans importance" ou que ce qui se passe sur les réseaux sociaux n’est "pas la vraie vie" et n’a que peu d’impact. "Et puis certains principes fondamentaux comme le respect de l’autre et de ses différences, l’empathie, la solidarité sont trop souvent considérés comme innés, alors qu’ils doivent s’apprendre dès le plus jeune âge", insiste Angélique Gozlan.

Le 12 septembre dernier, Gabriel Attal, ministre de l’Education nationale, a justement déclaré étudier la mise en place de "cours d’empathie" sur le modèle de ce qui est fait dans certains pays nordiques comme le Danemark. Mais il faudra beaucoup de temps avant que n’évoluent les mentalités. Et puisqu’il faut agir vite, d’autres acteurs impliqués dans la lutte contre le harcèlement scolaire misent également sur le volet répressif. La loi du 2 mars 2022, portée par le député Modem Erwan Balanant, a marqué un tournant en reconnaissant le harcèlement scolaire comme un délit pénal pouvant être puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende. Des peines portées à dix ans d’emprisonnement et à 150 000 euros d’amende lorsque les faits ont conduit la victime à se suicider ou à tenter de passer à l’acte. "Il n’est pas question d’envoyer des enfants en prison. Ce n’est pas non plus eux qui devront s’acquitter des sommes avancées mais leurs parents, rappelait l’avocate Valérie Piau à L’Express en juin dernier. Une enquête peut également être menée pour vérifier qu’il n’y a pas eu de carences éducatives. Dans les cas extrêmes, le juge peut décider d’un placement en foyer".

Enfin, le rôle de tout parent est de s’intéresser à l’activité numérique de ses enfants. "A part certains rares cas d’individus réfractaires aux smartphones, c’est aujourd’hui le cas, d’autant plus en cette période post-confinement", explique Angélique Gozlan, qui rappelle les bases de l’éducation en la matière : mettre en place des contrôles parentaux, rappeler à son fils ou à sa fille les raisons pour lesquelles les réseaux sociaux sont interdits aux moins de 13 ans, instaurer un climat de confiance pour l’amener à se confier en cas de doutes sur tel ou tel contenu, échanger avec lui sur ses propres pratiques de façon à montrer l’exemple. Bref, reprendre sa place de parent… et ne pas détourner le regard.

* Le prénom a été changé

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