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TRIBUNE

Face à l’IA, préservons la traduction et la création humaines, par le collectif «En chair et en os»

Intelligence artificielle : de la fascination à l'inquiétudedossier
Le collectif de traducteurs, soutenu par des créateurs de toutes disciplines– dont Luc Dardenne, Chimamanda Ngozi Adichie, Enki Bilal ou Leïla Slimani – appelle à refuser tout recours à l’IA dans la littérature, le cinéma ou les jeux vidéo. Un usage qui menace les savoir-faire et prépare un avenir saturé de contenus uniformisés, alertent-ils.
par Le collectif de traducteurs "En chair et en os" soutenus par des écrivains, réalisateurs, dessinateurs...
publié le 3 octobre 2023 à 7h30

Plusieurs modèles génératifs de langage et d’image ont fait récemment leur apparition dans l’espace public et privé ; ils se développent à une vitesse fulgurante, rendus accessibles à quiconque pour la moindre tâche rédactionnelle et créative. Ces modèles façonnent un monde où la création se passe peu à peu de l’humain, et précipitent l’automatisation de nombreux métiers intellectuels, autrefois réputés inaccessibles à toute mécanisation.

Comme tout le secteur de la culture et de la création, la traduction littéraire et audiovisuelle est touchée de plein fouet. Plusieurs organisations professionnelles ont publié des tribunes très claires pour dénoncer l’impact de ces technologies sur notre travail, sur nos œuvres et sur nos vies : l’AVTE (Audiovisual Translators Europe) en 2021, le Staa (Syndicat des travailleur·euses artistes-auteur·ices) en 2022, Atlas (Association pour la promotion de la traduction littéraire) et l’ATLF (Association des traducteurs littéraires de France) en mars 2023.

Depuis, ces outils ont continué d’évoluer et de se répandre au détriment des conditions de travail des artistes, créateurs et créatrices, au prix d’un appauvrissement de la pensée et d’une mise en péril de la qualité des textes et des images produits. L’opacité de ces pratiques contribue à leur banalisation silencieuse et insidieuse.

Expérience, réflexion, ressenti

Nous, traductrices et traducteurs, créatrices et créateurs dans les domaines de la littérature, du cinéma, de l’audiovisuel, du jeu vidéo et de la presse, alertons sur l’usage de ces programmes de transcodage linguistique dans nos métiers et, plus largement, dans la génération d’objets dits culturels et intellectuels. Nos actes de traduction sont fondamentalement humains. Ils impliquent une expérience, une réflexion, un ressenti, un parti pris stylistique qui ne sauraient être le produit d’une reproduction automatisée établie sur une base statistique. C’est pourquoi il paraît aberrant et vain d’imaginer pouvoir les sous-traiter à des machines pour des considérations financières ou de gain de temps, réel ou supposé.

L’usage de ces programmes nuit à la culture dans son ensemble, en l’uniformisant, en y propageant de nombreux biais, notamment racistes et sexistes, introduits par les contenus d’entraînement des IA, en amplifiant les voix et les langues déjà majoritaires en ligne, aux dépens de celles moins bien servies par l’informatique. Cet usage enferme celles et ceux qui créent dans une logique de rendement néfaste (délais toujours plus courts, tâches annexes toujours plus nombreuses), qui dégrade encore davantage nos existences et les conditions d’exercice de nos métiers respectifs.

Ces programmes génératifs sont alimentés par des œuvres humaines existantes, «minées» comme de simples données de masse, sans que leurs auteurs et autrices aient pu donner leur consentement. Par ailleurs, le traitement des données reste dépendant d’un travail humain colossal et invisibilisé, souvent exercé dans des conditions déplorables, sous-payé, déshumanisant, voire traumatisant (quand il s’agit de modération de contenus). Enfin, le stockage des données nécessaires au fonctionnement et à l’entraînement des algorithmes produit une empreinte écologique catastrophique en termes de bilan carbone et de consommation d’énergie.

Sans âme, sans cœur, sans tripes

Ce qui peut apparaître comme un progrès engendre, en réalité, des pertes immenses en savoir-faire, compétences cognitives, capacités intellectuelles, à l’échelle de toutes les sociétés humaines, et prépare un avenir sans âme, sans cœur, sans tripes, saturé de contenus uniformisés, produits instantanément en quantité quasi illimitée. Nous sommes au seuil d’un point de non-retour que nous ne nous pardonnerons pas d’avoir laissé advenir.

Nous ne voulons pas que l’IA devienne une alternative envisageable à la création humaine. Par conséquent, nous demandons expressément :

– que les maisons d’édition, prestataires techniques de sous-titrage, de doublage et de voice-over, sociétés de production et de distribution cinématographique et audiovisuelle, studios de jeux vidéo et organes de presse refusent le recours à l’IA comme outil de prétendue traduction et de création d’œuvres d’art et de textes ;

– que les diffuseurs soient dans l’obligation de signaler au consommateur tout produit culturel ayant été soumis à l’IA, à quelque endroit que ce soit de la chaîne de production ;

– qu’aucune aide publique ne soit attribuée à des œuvres conçues entièrement ou en partie par des IA.

Nous appelons l’ensemble des créatrices et créateurs d’œuvres de l’esprit ainsi que l’ensemble des diffuseurs à organiser activement le refus de toute utilisation de l’IA dans la culture.

Nous appelons aussi l’ensemble du public, qui lit des livres, regarde des films, joue à des jeux vidéo et apprécie les œuvres que nous créons, à répondre à notre appel et à soutenir notre action, pour pouvoir continuer à bénéficier d’une culture humaine, produite par des personnes humaines vivant dignement de leurs métiers respectifs.

Signataires : En Chair et en os, collectif de traducteurs et traductrices, et leurs soutiens du monde de la culture dont:

Jakuta Alikavazovic, écrivaine et traductrice, Emmanuel Barraux, producteur de cinéma, Tahar Ben Jelloun, écrivain, prix Goncourt, Enki Bilal, auteur de bande dessinée et réalisateur, William Boyd, écrivain, Michel Bussi, écrivain, Mircea Cartarescu, écrivain, Mercedes Casanovas, agente littéraire, Jonathan Coe, écrivain, Luc Dardenne, réalisateur, palme d’Or, Agnès Desarthe, écrivaine et traductrice, Marie Desplechin, écrivaine, R.J. Ellory, écrivain, Annie Ernaux, écrivaine, prix Nobel de littérature, Caryl Férey, écrivain, Francis Geffard, éditeur Albin Michel, Brigitte Giraud, écrivaine, prix Goncourt, Jean Hegland, écrivaine, Nancy Huston, écrivaine, Arnaldur Indridason, écrivain, Marie-Hélène Lafon, écrivaine, Camille Laurens, écrivaine, Marc de Launay, philosophe et traducteur, Déborah Levy, écrivaine, Nicolas Mathieu, écrivain, prix Goncourt, Alexis Michalik, dramaturge et réalisateur, Vera Michalski, présidente du groupe Libella, Dominik Moll, réalisateur, Viviane Moore, auteur, Cristian Mungiu, réalisateur, palme d’Or, Marie NDiaye, écrivaine, prix Goncourt, Chimamanda Ngozi Adichie, écrivaine, Thierry Paquot, philosophe et essayiste, Benoît Peeters, écrivain et scénariste, Sylvain Prudhomme, écrivain et traducteur, Clément Ribes, éditeur Gallimard et traducteur, Gisèle Sapiro, directrice de recherche au CNRS et directrice d’études à l’EHESS, Lydie Salvayre, écrivaine, prix Goncourt, Eric-Emmanuel Schmitt, écrivain, Leïla Slimani, écrivaine, prix Goncourt, Olga Tokarczuk, écrivaine, prix Nobel de littérature, Jean-Philippe Toussaint, écrivain, Fernando Rodriguez Trueba, réalisateur, scénariste et producteur, Jonás Trueba, réalisateur, Sabine Wespieser, éditrice, Carole Zalberg, écrivaine, Valérie Zenatti, écrivaine et traductrice, Alice Zeniter, écrivaine, Nathalie Zberro, PDG des éditions de L’Olivier…

La liste intégrale des signataires et de leurs soutiens du monde de la culture sera disponible dès mercredi sur le site de Libération et sur le site du collectif En Chair et en os.

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