Christophe Martin a deux nouvelles. Une bonne, une mauvaise. La mauvaise, notamment pour lui, qui dirige la branche française de Renault Trucks, c’est que les poids lourdsun quart des émissions de CO2 de la route en ­Europe – constituent « une part du problème climatique ». La bonne, c’est qu’ils offrent du même coup « une part de la solution ».

Un raisonnement implacable qui place ce patron affable, yeux bleus et barbe de trois jours, devant un abîme de responsabilités, une montagne de défis. D’autres se sentiraient écrasés. Lui se montre enthousiaste. Christophe Martin use sans modération du mot du moment, « impact », pour signifier combien son entreprise, qui vise la neutralité carbone pour ses véhicules en 2040, entend peser, à son échelle, sur la trajectoire climatique.

Comment ? En électrifiant massivement ses camions. D’ici à 2030, l’entreprise, qui emploie 10 000 salariés dans le monde, vise 50 % de ses ventes en électrique, et zéro véhicule thermique d’ici à 2040. Pour atteindre ce dernier objectif, l’ancienne filiale de Renault pour les véhicules industriels (rachetée en 2001 par Volvo) prévoit aussi de développer des solutions avec des piles à combustible hydrogène et d’accélérer le recours au ­reconditionnement.

« Gone » pur jus, supporteur de l’OL et féru de gastronomie, ­Christophe Martin avait imaginé effectuer sa carrière dans la ville où il s’est formé, chez les maristes puis à l’école de management devenue l’EM Lyon. Mais après avoir rencontré son épouse, fille d’expatriés, lui qui se croyait casanier et « conservateur », a appris à se laisser bousculer, en accumulant les postes à l’étranger (Hong Kong, ex-Yougoslavie, Maroc, Turquie, Chine, etc.). Pour ce défricheur, le challenge est cette fois de tout autre nature et découle d’une brutale prise de conscience, intervenue il y a deux ans, lors de sessions de la Convention des entreprises pour le climat. « Une vraie claque, résume-t-il. On convoque les émotions, en nous demandant par exemple d’écrire personnellement, à l’adresse de nos petits-enfants, un message justifiant l’état de la planète qu’on leur laisse », raconte ce père de trois enfants qui, longtemps, ne s’était embarrassé d’aucun scrupule quand il sautait d’un avion à l’autre ou dégustait côte de bœuf sur côte de bœuf. Et qui aujourd’hui pousse tous ses collaborateurs à se former à la Fresque du climat

À 54 ans, Christophe Martin a trouvé « une nouvelle boussole ». « Pendant longtemps, j’ai vu mon job comme une série d’objectifs, une compétition, une performance opérationnelle et financière. Depuis, je prends davantage en compte ce qui compte vraiment. » Est-ce parce que les actionnaires n’ont pas apprécié ? On ne le reprendra pas à déclarer, comme il l’a fait fin 2022 au site spécialisé transportinfo.fr, qu’« il faut vendre moins de camions ». Mais il assure qu’il aurait quitté ­Renault Trucks s’il n’avait pas pu engager l’entreprise dans le virage de la décarbonation, grâce au soutien du groupe suédois Volvo, qui selon lui « porte l’environnement dans son ADN ».

« Leader inspirant », comme le décrit un collaborateur, le patron de Renault Trucks a su, « avec ses tripes », embarquer les équipes dans cette aventure, les amener à repenser un paradigme qui n’avait guère évolué depuis la création de l’entreprise, en 1894. Idem pour les concessionnaires, qui jusqu’ici réalisaient peu de marges avec la vente du véhicule mais se rattrapaient avec l’entretien et les réparations.

« Avec l’électrique, il y a beaucoup moins de pièces à entretenir ou à changer, relève-t-il. La création de valeur réside plus dans l’accompagnement du client, pour optimiser l’utilisation de son véhicule, sécuriser la recharge… » Cette nouvelle donne oblige à partager plus largement savoir-faire et données avec les partenaires. Voire à s’allier à des concurrents pour contribuer au développement d’un réseau européen de bornes de recharge ultrarapides.

Christophe Martin croit dur comme fer que l’électrique, même avec un coût d’achat deux à deux fois et demi plus élevé que le thermique, constitue « une solution incontournable » pour réduire les émissions de CO2 des poids lourds de 45 % entre 2019 et 2030, comme l’exige l’Europe.

Le confort qu’offre l’électrique est de plus, insiste-t-il, « un argument pour attirer les conducteurs ». Vous en doutez ? Il vous laisse littéralement les clés du camion. D’abord celles d’un porteur réfrigéré électrique de 19 tonnes. Puis d’un véhicule de traction thermique dernier cri, qui consomme 10 % de carburants de moins que les modèles précédents. Derrière le volant, en quelques tours de piste, notre opinion est faite. Absence de vibrations, silence, fluidité de conduite… Effectivement, il n’y a pas photo.