EMPLOI« Une addiction »… Y a-t-il trop d’apprentis dans les boîtes françaises ?

Alternance : « Une addiction pour les entreprises » … Y a-t-il trop d’apprentis en France ?

EMPLOILe nombre d’apprentis a triplé en quatre ans, et frôle désormais le million chaque année. Une explosion de plus en plus remise en question devant le manque de résultats sur le marché de l’emploi et le coût d’une telle envolée
Le nombre d'apprentis a triplé en quatre ans.
Le nombre d'apprentis a triplé en quatre ans.  - Canva / Canva
Jean-Loup Delmas

Jean-Loup Delmas

L'essentiel

  • En 2020, face à un marché de l’emploi des jeunes particulièrement éprouvé par le premier confinement, le gouvernement décide d’ouvrir les vannes et d’universaliser l’aide publique aux entreprises faisant appel à des apprentis.
  • Entre 2019 et 2022, le nombre d’apprentis va tripler, porté majoritairement par des étudiants post-bac, et frôle désormais le million chaque année. Soit 4 % des salariés totaux du pays.
  • Mais la mesure peine à convaincre. Pour les alternants, le résultat sur le marché de l’emploi face à un étudiant classique est relatif. Pour les dépenses publiques, la mesure s’avère de plus en plus coûteuse. Et même au sein des entreprises, la présence des apprentis peut être source de tension.

Pendant deux ans, Natacha a brillé dans son apprentissage. Un travail dans le secteur de l’assurance reconnu et vanté par ses collègues, une personnalité appréciée dans l’open space et une maturité professionnelle rare pour une étudiante de seulement 21 ans. De quoi légitimement espérer briguer un CDD ou un CDI. Mais le contrat tant attendu n’arrivera jamais. Et pour cause, son poste tant rêvé, c’est un nouvel alternant qui l’occupe désormais. « L’apprentissage, c’est juste un joli nom plein de promesses pour un CDD payé moins cher et non-renouvelable, c’est tout », peste-t-elle. « Il y aura toujours un autre étudiant pour nous remplacer, alors à quoi bon nous embaucher ? On est juste trop nombreux pour que le système fonctionne. »

Chômeuse, elle n’est pas la seule à épingler les limites du système. Depuis deux ans, la Cour des comptes se montre également critique envers ces étudiants travaillant au sein d’une entreprise, en échange d’un salaire (entre 40 % et la totalité du Smic horaire) et avec, en grande majorité, des frais d’inscription gratuits. Deux rapports de l’institution – La formation en alternance, Une voie en plein essor, un financement à définir, en juin 2022, et Recentrer le soutien public à la formation professionnelle et à l’apprentissage, en juillet 2023, jugent la formation professionnelle trop coûteuse, pas assez efficace, et ses bénéficiaires trop nombreux.

« La première année, un apprenti n’aura aucun coût pour l’entreprise »

Premier grief donc, le nombre. Selon une étude de la Dares, il y avait 837.000 nouveaux apprentis en 2022, contre « seulement » 300.000 en 2018. Le total 2022 frôle même le million (980.000) si on y ajoute les alternants déjà en place – un apprentissage peut se faire sur plusieurs années. De quoi représenter 4 % des salariés français cette année-là.

Cette vague découle du plan de relance de l’apprentissage survenu après le premier confinement, en 2020. L’aide publique aux entreprises – 6.000 euros maximum par année et par apprenti – s’applique désormais pour tous les étudiants et pour toutes les entités. Elle était jusque-là réservée aux entreprises de moins de 250 salariés et aux étudiants préparant des diplômes de niveau inférieur ou égal au bac (CAP, BEP, bac pro).

La ministre du Travail de l’époque, Muriel Pénicaud, vantait lors de sa réforme l’extrême rentabilité de l’apprentissage sur le marché de l’emploi : « La première année, un alternant de 20 ans ou moins n’aura aucun coût – salaire et charges sociales – pour l’entreprise. Entre 21 et 25 ans, le coût sera de 175 euros par mois, ce qui reste raisonnable. » Peut-être trop, justement. « C’est certain qu’un employé gratuit pendant un an, les entreprises auraient tort de se priver », raille Bruno Coquet, docteur en économie à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) et auteur du rapport Apprentissage : un bilan des années folles. « L’apprentissage, c’est devenu une addiction. Les entreprises sont contentes. Les apprentis sont contents. Le gouvernement est content. Mais pour quelles conséquences ? ».

Des distorsions dans le choix des entreprises

Entre 2019 et 2022, 500.000 nouveaux postes d’apprentis ont donc été créés. Et la moitié n’auraient simplement pas existé sans cette politique ultra-favorable financièrement, calcule le docteur en économie : « C’est un pur effet d’aubaine ». Toujours selon lui, les 250.000 restant ont pris la place d’autres types de salariés. Difficile pour autant de conclure que l’apprentissage précarise le marché de l’emploi français. « L’effet est trop récent pour tirer un bilan », prévient Bruno Coquet : « On peut très bien imaginer que ces 250.000 postes auraient été majoritairement précaires même sans les alternants ».

En schématisant un peu grossièrement, une entreprise fait le calcul suivant au moment d’embaucher un salarié : la productivité et les compétences du candidat divisé par son coût. Le problème, c’est que subventionné, l’apprenti « biaise l’équation et introduit des distorsions dans cet arbitrage », estime Yannick L’Horty, chercheur associé au Centre d’études de l’emploi (CEE) et professeur d’économie à Paris-Est.

Des apprentis à des postes trop qualifiés ?

Sylvain*, 34 ans, travaille dans le secteur bancaire. Il le jure, il n’a rien en soi contre les apprentis. Mais difficile pour le Nîmois de ne pas s’énerver quand c’est un alternant qui arrive en renfort dans son équipe surchargée de travail : « Ce ne sont pas des salariés confirmés et on les embauche à des postes prévus pour ça. Moi, je veux bien former quelqu’un, l’assister, on a tous commencé quelque part. Mais n’appelez pas ça un renfort quand c’est plus à nous de l’épauler qu’à lui de nous soulager de la charge de travail. Dans une autre branche de la boîte, le chef de service est carrément un apprenti ! »

Un cas qui n’est pas isolé. Sur Pôle emploi, la recherche « Chef de service » uniquement en apprentissage propose 4.166 offres, 4.902 pour « Chef » et 4.199 pour « Responsable ». Cette surqualification des postes des apprentis découle notamment de l’extension de l’aide aux profils de Masters. « On ne se prive plus de proposer des offres correspondant à un profil expérimenté à des alternants sous prétexte qu’ils sont Bac + 3 – et quasiment gratuits. Ce n’est pas très pro, mais ça passe déjà mieux que si c’était quelqu’un en licence ou au niveau Bac », reconnaît Olivia*, RH dans une grosse entreprise de cosmétiques.

Même pour les alternants eux-mêmes, cette montée en gamme a des arrière-goûts de cadeau empoisonné. Loin du discours de son école de commerce promettant une alternance « où l’entreprise nous forme et nous professionnalise », Caroline, 23 ans, a souffert : « On me voyait comme une salariée, pas comme une étudiante à gérer. La charge de travail était délirante et ne correspondait ni à mon niveau de compétences, ni à mon salaire. Je faisais autant de rendus qu’un titulaire, et je finissais même plus tard que des CDI là depuis dix ans, payé cinq fois plus que moi. »

Vers une précarisation de l’emploi ?

Mais il y a aussi l’apprenti « fantôme ». Olivia poursuit : « Ça nous arrive de rajouter des alternants à des équipes qui n’ont pas demandé de renfort ou d’aide, juste parce que ça ne coûte rien et qu’on se dit que c’est un signe de considération pour nos troupes, ou que le chef d’équipe se sentira plus important d’avoir 10 personnes plutôt que 9 sous son aile. »

Une « reconnaissance » pas toujours appréciée. Dans l’équipe d’Aziz, un apprenti succède à un autre chaque année. Et ça, le quadra informaticien en a plus qu’assez : « Pendant six mois, on doit tout lui réexpliquer en réunion, s’attarder sur ses idées toujours à côté de la plaque qui ralentissent tout le groupe, le prendre par la main et le guider sur un tas de sujet. L’apprenti, c’est souvent plus un boulet qu’une aide pour l’équipe. Une réunion avec ou sans alternant, c’est 25 % de temps en plus ».

L’alternance, à quel coût ?

Dernière critique, on en parlait au début : le coût. Dans un contexte où le gouvernement ne cesse d’évoquer la fin de l’argent magique et la nécessité de réduire les dépenses publiques, la somme investie chaque année – 16,8 milliards d’euros en 2022, selon la Cour des comptes, soit près de la moitié du bouclier tarifaire – pose question.

Un alternant coûte en moyenne 25.000 euros par année à l’Etat, contre 11.000 pour un étudiant dans le supérieur. Et les résultats ne suivent pas le budget alloué. La Cour des comptes, cette fois dans son rapport de juin 2022, notait un « effet faible, voire nul » pour l’accessibilité au premier emploi pour les apprentis venant de l’enseignement supérieur. Même à moyen terme, « l’effet est limité. Les diplômés de licence professionnelle et de master (hors master enseignement) qui ont obtenu leur diplôme par la voie de l’alternance bénéficient de taux d’insertion à trente mois supérieurs de 4 à 5 points à ceux des diplômés sous statut d’étudiant », note l’institution. Soit 96 % contre 91 %.

Des apprentis de plus en plus qualifiés pour un effet de moins en moins visible

Pour les apprentis en BEP ou CAP, les effets sont plus visibles. « Les apprentis titulaires ont mis en moyenne 7,6 mois à obtenir ce premier emploi, contre 11 mois pour les élèves sous statut scolaire. Cette plus-value se maintient dans le temps. Pour les titulaires d’un CAP ou d’un BEP, trois ans après l’obtention du diplôme, les anciens apprentis ont travaillé en moyenne 2,16 mois de plus que les anciens lycéens », estime le rapport.

Mais avec l’universalisation de l’aide publique, de plus en plus d’alternants (60 %) viennent de l’enseignement supérieur. Yannick L’Horty le reconnaît : « Il y a un vrai doute sur l’intérêt de financer autant l’apprentissage à un niveau master ». D’autant que l’apprenti, plus âgé, coûte plus cher aux finances publiques : + 17 % par tête.

Ça commence à faire cher les milliards ? « L’effet sur l’emploi n’est pas à la hauteur des investissements », indique sobrement Bruno Coquet. « Ou alors on décide d’une politique publique massive et on met 25.000 euros par tête pour les étudiants, mais je pense qu’on pourra en espérer de meilleurs résultats. »

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