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Essai : Existe-t-il un journalisme de femmes ?

Dans son ouvrage Femmes de presse, femmes de lettres, la professeure de littérature Marie-Ève Thérenty retrace la montée en puissance de ces dernières et pose la question d’une écriture genrée.

Publié le 18 octobre 2023 Mis à jour le 18 octobre 2023 à 13:51

Longtemps, de Delphine de Girardin à Séverine, les femmes de presse ont été cantonnées au témoignage empathique ou frivole, larmoyant ou divertissant : à ce que les Anglo-Saxons nomment le journalisme du human interest. Une loi non écrite leur interdisait la une et le journalisme politique : aux hommes le sérieux de l’événement public et du fait brutal : aux femmes l’écriture sensible des vies ordinaires, des espaces privés.

Pourtant, dans les années 1930, les nouvelles attentes du public et le grand reportage imposent aux hommes d’adopter les grands traits de ce journalisme genré, en particulier le récit subjectif et dramatisé, impliquant le corps dans l’événement tragique ou joyeux.

Le reporter, homme ou femme, se veut la plaque sensible des mondes qu’il traverse : il ou elle se fait appareil enregistreur, dans une sorte de course à l’échalote avec les nouvelles techniques cinématographiques parfaitement maîtrisées. Les femmes journalistes deviennent plus nombreuses et plus visibles à la faveur de ce retournement.

Le journalisme se féminise après-guerre

Marie-Ève Thérenty souligne dans son histoire de la grande presse au féminin l’injuste oubli dont sont victimes les célèbres reporteresses des années 1930. Elle nous raconte avec une gourmandise contagieuse les fabuleuses aventures de quelques-unes de ces pionnières telle Madeleine Riffaud, reléguant à la préhistoire de la sédentarité salonnière leurs grands-mères George Sand ou Marie d’Agoult. L’inventivité formelle de leur journalisme se fait visionnaire avec l’incroyable Andrée Viollis décryptant les signes d’une inéluctable montée des fascismes.

L’après-guerre a imposé, et impose encore dans les écoles de journalisme, la recherche chimérique d’un discours factuel neutre, impersonnel, supposément objectif. Ce contexte peu favorable à leur savoir-faire traditionnel ne ralentit pas, cependant, l’augmentation de la proportion des femmes (15,3 % en 1965, 46,8 % en 2017). Par un rebondissement du paradoxe, c’est par l’originalité de son style à la subjectivité assumée, ironique et caustique, qu’une Françoise Giroud parvient à se faire un nom de journaliste… politique, entrant dans l’arène par un engagement du côté des luttes d’indépendance anticoloniales.

Alors quoi ? Est-ce parce que les femmes sont des femmes que leur journalisme, subjectif, littéraire, empathique, leur fait prendre (pas toujours !) le parti des dominés ? Non, répond à raison Marie-Ève Thérenty. L’écriture de l’immersion dans la foule anonyme, de l’identification à l’altérité radicale et du décentrement, originairement marginale et genrée, a une portée de subversion politique universelle, parce que la révélation des vérités vécues est le contre-récit critique du journalisme mainstream.

La « neutralité » impersonnelle, qui a pu paraître libérer les femmes journalistes de l’assignation à un type d’écriture, se révèle neutralisation et naturalisation de la violence sociale (et sexuelle), invisibilisation intéressée des non-dominants. L’écriture genrée et marginale du reportage en immersion, qui a pu être perçue comme un ghetto et un piège, peut ainsi être réinvestie aujourd’hui, exemplairement par une Florence Aubenas, comme un outil d’émancipation.

Femmes de presse, femmes de lettres, de Marie-Ève Thérenty, CNRS Éditions, collection « Biblis », 400 pages, 12 euros

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