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Pourquoi autant de Bac+5 passent-ils leur CAP cuisine ?

Voilà plusieurs années que de plus en plus d'étudiants en master et de jeunes actifs retournent étudier pour passer un examen de cuisinier ou pâtissier. Une tendance qui s'est même développée dans certaines grandes écoles, à la faveur des « success stories » entrepreneuriales dans la gastronomie. Une nouvelle ligne très glamour sur le CV mais qui conduit rarement à une reconversion totale.

« Un actif de moins de 35 ans sur deux est attiré par les métiers manuels et de l'artisanat » révèle un sondage réalisé par OpinionWay pour l'Atelier des Chefs, publié le 12 septembre 2023.
« Un actif de moins de 35 ans sur deux est attiré par les métiers manuels et de l'artisanat » révèle un sondage réalisé par OpinionWay pour l'Atelier des Chefs, publié le 12 septembre 2023. (Atelier des chefs)

Par Fleur Bouron

Publié le 22 nov. 2023 à 18:00Mis à jour le 22 nov. 2023 à 18:20

Musique, applaudissements, grand discours, la salle de spectacle du Grand Rex, dans le deuxième arrondissement parisien, est animée ce 12 septembre. Une cérémonie de remise de diplômes s'y déroule. « Je suis très fier d'être là », sourit Augustin, 23 ans. « Pour moi, c'est un aboutissement », renchérit Julie, 22 ans. Lui est en études à HEC, elle à Centrale Lille. Ce soir-là, ils ne viennent pas récupérer leur diplôme de master en grandes écoles, mais celui de leur CAP (certificat d'aptitude professionnelle) de pâtisserie pour Augustin, de cuisine pour Julie.

Ils ont passé un an à s'exercer aux entremets, aux viandes en sauces, à apprendre des techniques de découpe de légumes. Le tout, en parallèle de leurs études, en suivant la formation en ligne de l'Atelier des Chefs, une entreprise française qui prépare à différents CAP. C'est d'ailleurs elle qui organise cette cérémonie de diplômes.

Un CAP moitié prix pour les étudiants

Depuis plusieurs années, une cohorte d'étudiants se lancent via ses moocs à l'assaut des fourneaux. Après un pic de 291 inscrits en 2020, lié au covid, ils sont désormais entre 150 et 250 étudiants par an à suivre ces cours en ligne pour passer l'examen en candidat libre. 83 % sont en cuisine, 13 % en pâtisserie, et 2 % en boulangerie.

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Cette tendance s'est diffusée dans certaines écoles de commerce et d'ingénieurs, à la faveur d'un partenariat, informel, proposé par Nicolas Bergerault, le fondateur de l'Atelier des Chefs. Initié avec HEC en 2018 - dont le dirigeant est sorti diplômé en 1990 -, ce sont aujourd'hui les étudiants de Polytechnique, l'emlyon, Audencia, l'Ieseg, l'ESCP, l'Edhec, Centrale Supélec, et Centrale Lille, qui bénéficient du tarif réduit de 690 euros au lieu de 1.990. Des étudiants, ambassadeurs de l'entreprise dans chaque école, sont chargés de recruter des apprentis cuisiniers et gagnent 42 euros pour chaque nouvel inscrit.

Les étudiants s'entraînent chez eux, mais le plus souvent chez leurs parents le week-end. « J'invitais des amis à dîner, et on partageait les coûts des ingrédients », raconte Raphaëlle Bergot, qui a passé son CAP en neuf mois en parallèle de ses études de commerce à l'Essec.

L'effet « Big Mamma »

« On observe en effet cet engouement pour la restauration parmi nos étudiants », confirme Amar Taki, directeur exécutif de l'innovation pédagogique à HEC. Et on est là pour répondre à cette curiosité. » Certaines écoles ont depuis acté que la préparation à cet examen soit un électif de la scolarité. « À Centrale Lille, le CAP peut faire office de ‘défi personnel', obligatoire pour valider notre première année », explique Julia.

Amar Taki y voit ici un « effet Big Mamma », du nom de cette entreprise de restaurants italiens, créée en 2015 par deux diplômés d'HEC, Victor Lugger et Tigrane Seydoux, valorisée aujourd'hui à 270 millions d'euros. Parmi les pionniers inspirateurs de cette nouvelle tendance, on peut citer aussi les fondateurs de la marque alimentaire Michel & Augustin, lancée en 2004, et dont la réussite est devenue un ‘cas d'école' enseigné dans les cours de marketing.

Ces « success stories » ont entraîné dans leur sillage une flopée de nouvelles entreprises de la ‘food' : les boulangeries parisiennes Mamiche, The French Bastard, Tranchés, les restaurants Delhi Bazaar, etc. Chaque duo ou trio de fondateurs est composé d'au moins un diplômé Bac+5, qui a, en plus, un CAP cuisine, pâtisserie ou boulangerie en poche. Les opportunités économiques pour ces doubles diplômés sont nombreuses, et elles n'ont pas échappé aux écoles qui accueillent cette tendance à bras ouverts.

Quand je discute avec des restaurateurs, caler le mot 'julienne', ou 'lever un filet', m'aide beaucoup !

Nicolas Bergerault, cofondateur de l'Atelier des Chefs

Cette double compétence est-elle devenue un prérequis pour travailler dans le secteur ? Pour certains, ce CAP sert de caution. « Maintenant, je me sens légitime », affirme Augustin qui veut travailler dans la gastronomie… mais plus question d'être pâtissier. Les stages qu'il a effectués dans le cadre du CAP lui ont montré le côté répétitif du métier. « Sans ça, j'aurais eu toute ma vie une vision idéalisée du métier ». Il table néanmoins sur son CAP pour faire la différence au moment du recrutement : il veut intégrer le fonds d'investissement « FrenchFood Capital », dédié au secteur alimentaire.

Et même si certains seront un temps derrière les fourneaux de leur premier business, l'objectif est de rapidement développer l'entreprise. C'est ce qu'envisage Raphaëlle Bergot (Essec, CAP cuisine), qui a lancé cette année son service de traiteur à domicile. Aujourd'hui, elle cuisine elle-même pour des particuliers et des professionnels. Son but : « en faire une grosse boîte », assure la jeune diplômée de 26 ans. Un projet de restauration très qualitative, dans la veine de Cojean - une chaîne de restauration rapide haut de gamme - avec une offre traiteur.

Et pour diriger une entreprise dans la restauration, mieux vaut connaître l'univers, martèle Nicolas Bergerault : « Quand je discute avec des restaurateurs, caler le mot ' julienne', ou 'lever un filet', m'aide beaucoup ! »

C'est pour insuffler ce langage commun à toute l'entreprise que Michel & Augustin ont proposé à tous leurs salariés de passer le CAP pâtisserie. Ils sont 139 à avoir reçu cette formation. Une goutte d'eau, mais qui a sans doute participé à l'image d'une marque 'cool' offrant des opportunités exaltantes à leurs salariés.

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Ce faisant, elle a participé à démocratiser le diplôme, désormais perçu par une partie des bac+5 comme un défi que l'on se lance sur son temps libre. L'entreprise a publié un livre pour aider les préparationnaires à passer l'examen en candidat libre, et en a vendu 72.000 depuis sa sortie en 2016. Nicolas Bergerault de l'Atelier des Chefs aussi surfe sur cet engouement. « Je ne fais pas une thune sur l'offre étudiante », sourit le dirigeant. Ces derniers ne représentent qu'une infime partie des 5.000 inscrits annuels à tous les CAP de l'entreprise, mais ce phénomène étudiant « nourrit le buzz autour des CAP, ça glamourise les métiers ‘de la main' », souligne-t-il.

Briller en société

Beaucoup d'apprentis cuisiniers ne feront cependant rien de cette ligne en plus sur leur CV, sauf briller en société, et faire des bons repas. Mais pas seulement. « C'est un atout dans mon boulot. Quand je me présente, c'est un sujet qui permet de créer rapidement du lien », témoigne Romain Médina, senior manager dans un cabinet de conseil. Il a passé son CAP en candidat libre « pour le plaisir, pour faire une activité concrète », en suivant le livre de préparation de Michel & Augustin.

Comme lui, « un actif de moins de 35 ans sur deux est attiré par les métiers manuels et de l'artisanat » révèle un sondage réalisé par OpinionWay pour l'Atelier des Chefs, publié le 12 septembre 2023. « Aujourd'hui, au siège de Michel et Augustin, on a des jobs de bureau et on parle ventes, chiffres, événements. Avec le CAP, on fait des choses plus concrètes, de nos mains. Ça rend fier, et c'est très régressif, ça rappelle l'enfance », abonde Cécile Le Roy, cheffe de projet Aventure chez Michel & Augustin, qui s'occupe notamment de créer des événements et des opérations de communications.

Là-bas, tout comme à l'Atelier des Chefs, on table aussi sur la diffusion de cette mode dans les entreprises, pour faire du team building. En 2023, « Carrefour a inscrit 88 salariés à notre préparation du CAP cuisine, Capgemini 28, Auchan 22 », détaille Nicolas Bergerault. Faut-il en conclure qu'il faudra bientôt savoir faire une pâte feuilletée pour être recruté dans une boîte de conseil ? A suivre.

Fleur Bouron

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