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Attractivité des métiers : une crise de présence ? (Tribune)

Ce texte de Daniel Verba préfigure un chapitre du livre coordonné par Patrice Braconnier sur le thème du « Prendre soin de l’humain » à paraître aux éditions du Sociographe.

Crédit photo DR
Alors que le Livre blanc du Haut Conseil au travail social (HCTS) vient d'être remis au gouvernement, le sociologue et chercheur émérite à l'IRIS, Daniel Verba, interroge le décalage qui pourrait exister entre l'engagement collectif qu'impliquent les métiers du social et le développement d'une société individualiste, hyperconnectée mais absente aux autres. Il défend l'idée de nouvelles dynamiques à travers une « écologie sociale et solidaire ».

Dans un monde où la vulnérabilité est devenue consubstantielle à notre condition de terrien et qu’on dénombre de multiples formes de fragilités existentielles (migrations climatiques, guerres, famines…), comment expliquer le désengagement des nouvelles générations à se tourner vers les métiers du soin à autrui ? S’agit-il d’un phénomène conjoncturel lié à un contexte de plein emploi, d’un manque d’attractivité à la fois matériel et symbolique, ou bien, comme nous en formulons l’hypothèse, d’un décalage entre les dispositions sociales et cognitives des jeunesses et le cœur de métier des professions sociales ?

Selon Berenice Fischer et Joan Tronto (1), ces métiers, autrement désignés en anglais par le terme polysémique care, désignent toutes les professions qui cherchent à maintenir, perpétuer et réparer notre monde, en sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Les théoriciens du care, en proposant « une conception alternative du sujet », partent, en effet, de l’hypothèse que « nous sommes tous fondamentalement vulnérables » et, par conséquent, dépendants les uns des autres. L’autonomie à laquelle nous sommes socialement assignés, n’est qu’une étape intermédiaire entre deux dépendances, celle de la petite enfance et celle du grand âge.

Nous sommes tous vulnérables

Les chercheuses ont élargi à l’ensemble de l’humanité ce besoin de « soin », d’attention ou de sollicitude et opèrent donc un changement d’appréciation de la dépendance en l’appliquant à tous. Nous sommes tous vulnérables et donc, à ce titre, « nous ne nous suffisons pas à nous-même, et nous dépendons des autres, de leur disponibilité, de leur considération, et de leur travail, pour la satisfaction de besoins aussi bien d’ordre physiologique (boire, manger, dormir), qu’émotionnel (besoin de tendresse, d’amour, de reconnaissance) » (2).

>>> Lire aussi l'entretien : Crise des métiers : « Il est urgent de requalifier le travail social », selon le sociologue Daniel Verba

Cette conception a le mérite de rapprocher les humains au-delà de leurs singularités, de leurs identités, mais aussi de rappeler que toute vie, aussi rudimentaire ou dégradée soit-elle, se vaut. Ce qui est valable pour les personnes vulnérables est valide pour toutes et tous, et même au-delà, pour les non-humains dont la survie dépend aujourd’hui de l’humanité.

Se pourrait-il que les modalités d’engagement des nouvelles générations plus orientées vers la sphère privée, selon les dernières enquêtes, et la détérioration progressive des différentes formes de sociabilité (familiale, politique, sociale, religieuse, scolaire…) puissent être corrélées au manque de considération que nous exprimons non seulement à l’égard de nos compagnons de monde, mais aussi de nos semblables ? Car, au-delà de la désaffection des métiers du care, c’est à une crise de présence, comme on parle d’une crise de foi, à laquelle nous assistons.

« La notion de présence, écrit le sociologue Marc Bessin, me semble pertinente pour parler du care. Dans son sens d’origine le plus neutre (du latin prae-esse : ce qui est présent, devant nous, à portée de main et de toucher ; autrement dit, être là, ici et maintenant, dans la situation), aucune indication ne signale la teneur ou l’intensité de l’engagement dans l’activité supposée (…) Ainsi, on “assure une présence” lorsqu’on répond aux besoins des personnes que l’on assiste ou soigne, qu’il s’agisse d’une aide très concrète (laquelle présuppose une sollicitude et une attention suffisantes pour en percevoir le besoin) ou d’un réconfort moral » (3).

En bref, nous n’y sommes plus ! Absents aux autres lors de nombreuses interactions sociales du quotidien dont le télétravail est l’expression la plus visible, on observe les mêmes phénomènes dans le champ du travail social ou de l’animation, comme si la présence des autres, leur visibilité, était une forme d’effraction dont il fallait se protéger en élevant des barrières virtuelles constituées la plupart du temps d’écrans, d’applications numériques ou de pratiques de mise à l’écart qui nous permettent de nous extraire du présent (4). Sans parler du taux exceptionnel d’absentéisme physique ou de démissions sans préavis qui fracturent le secteur social et médico-social et trahissent les personnes accompagnées.

Etre là, tout simplement

Nous sommes donc tout à la fois connectés au monde entier et absents à nous-même et aux autres (5). La socialisation des nouvelles générations à la grammaire numérique et aux servitudes volontaires des écrans contribue à cet échappement du présent et à la dissolution du réel dans les informations biaisées rendant vulnérables jusqu’aux faits eux-mêmes, fragilisés par l’émergence sur la scène politique de dirigeants qui les falsifient outrageusement.

Parmi les premiers gestes de présence (6) dont nous pouvons faire bénéficier les personnes en situation de vulnérabilité, il y a l’accueil, cette courtoisie indispensable à toute relation et qui fait tant défaut aujourd’hui. De nombreuses institutions sociales ou médico-sociales, mais aussi des écoles et des universités, soumises aux impératifs de rentabilité et de courtermisme, négligent ces moments cruciaux de présence à l’autre, alors même qu’il s’agit d’un préalable sans lequel il ne peut y avoir de care ni même de service public.

Sur le même sujet : Bertrand Ravon : « L’attractivité passe par la créativité et le dialogue »

Lorsque j’enquêtais sur le métier d’éducateur de jeunes enfants (7), une professionnelle m’avait rapporté qu’une maman serbe lui avait confié avec beaucoup d’émotion, qu’elle la trouvait « humaine » parce que la professionnelle l’avait simplement invitée à s’asseoir au moment de l’accueil de son bébé. Une autre éducatrice me racontait qu’appelée par une collègue qui ne parvenait pas à calmer une petite fille bien agitée, celle-ci n’avait pas compris comment elle avait procédé pour capter son attention et l'apaiser. Elle lui avait alors expliqué qu’elle s’était contentée « d’être juste là à ses côtés, pleinement présente et attentive ». Des dispositions sociales qui sont de moins en moins valorisées dans un espace professionnel où le « surbooking » affiché masque mal le manque d’implication.

Une écologie sociale et solidaire

Réenchanter les métiers du care mais aussi les métiers de service et notamment de l’enseignement pour activer l’engagement des nouvelles générations, c’est fixer un programme institutionnel de contribution à une écologie sociale et solidaire qui associerait le traditionnel accompagnement des personnes en situation de vulnérabilité (jeunes enfants, vieillards dépendants, malades…), l’éducation des jeunes et la protection de notre monde commun. C’est affirmer nos présences auprès de tout ce qui partage notre monde en cessant de hiérarchiser les différents registres d’existence et de les disjoindre (humain, animal, végétal…). Car seule une écologie sociale et solidaire me semble pouvoir porter un projet suffisamment ambitieux pour mobiliser les êtres vivants au-delà des identités mortifères secrétées par les luttes de classe, de race et de genre.

Le travail social est, en effet, proche dans ses missions et ses valeurs des principes développés par les militants écologistes qui partagent ce même souci des autres mais en l’élargissant à nos compagnons de monde que sont les animaux, les plantes et aussi ces myriades d’objets familiers non vivants dont l’exploitation masque le pouvoir qu’ils exercent sur nous. En 2009, le sociologue Philip Mondolfo avait publié dans cette même revue une intéressante tribune où il démontrait « la proximité théorique, pratique et éthique du travail social avec le développement durable » (8).

Mais, au-delà de cette proximité contributive, il pourrait être judicieux d’inscrire résolument l’action socio-éducative dans une perspective de réconciliation entre le droit social et le droit naturel, comme nous le proposait Michel Serres au siècle dernier (9). En effet, il n’y a pas de jeunesse sans grandes causes à défendre. Et quelle plus grande cause que cette écologie sociale et solidaire susceptible de bâtir de nouvelles mutualités et de lever des dynamiques planétaires, de réactiver aussi le souci des autres à travers les métiers de l’intervention sociale, une alternative salutaire en ces temps de repli identitaire pleins de bruit et de fureur ?

>>> Lire aussi l'entretien : « La spiritualité reste un impensé du travail socio-éducatif » (Daniel Verba)


(1) Fisher B. et Tronto J. C., « Toward a Feminist Theory of Caring », in Abel E. et Nelson M. (sous la dir. de), Circles of Care. Work and Identity in Women’s Lives, éd. State University of New York Press (1990).
(2) Garrau M. et Legoff A.,
Care, justice et dépendance. Introduction aux théories du care, éd. PUF, coll. « Philosophies » (2010).
(3) Bessin M. et al.,
Le genre de l’autonomie. Enquêtes sur la sexuation des interventions sociales. Rapport de recherche pour la MIRE/DARES, IRIS-CSPRP, avril 2009, pp. 155-194.
(4) Le comble de ce syndrome s’illustre dans le monomariage ou la sologamie, cette nouvelle pratique sociale qui consiste à s’épouser soi-même…
(5) On peut écouter à ce propos la conférence du philosophe François Jullien dispensée à la BNF le 9
 novembre 2021 : https://www.bnf.fr/fr/mediatheque/la-perte-de-la-presence.
(6) Il faut entendre «
 premiers gestes de présence » comme on parle des gestes de premiers secours.
(7) Verba D.,
Le métier d’éducateur de jeunes enfants. Un certain regard sur l’enfant, éd. La Découverte (2014).
(8) Mondolfo P., Actualités sociales hebdomadaires, 6 novembre 2009, p.
 21.
(9) Serres M.,
Le contrat naturel, Champs/Essais, éd. Flammarion (1990).

 

 

 

 

 

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