« Un monde à 4 °C n’est pas assurable. » On doit cette alerte, lancée à la COP21 de Paris en 2015, à Henri de Castries, alors PDG d’Axa. Qu’en est-il huit ans après, en pleine COP28 et alors que la planète se dirige vers un réchauffement de près de 3 °C, voire davantage si les émissions de gaz à effet de serre ne baissent pas assez ?

Car avec ses tempêtes, tornades, sécheresse, feux de forêt et autres inondations à répétition, le dérèglement climatique laisse sur son passage de lourdes pertes humaines et matérielles, en France comme à l’étranger. Une « facture » qui s’alourdit chaque année – au risque de devenir exponentielle pour la sécheresse par exemple – et qui soulève une pluie de questions pour les assureurs, aux avant-postes du défi climatique : et si, demain, la profession n’avait plus les moyens d’assurer certaines zones, certains biens ou certains acteurs économiques jugés trop vulnérables – logements, entreprises, collectivités locales… ?

Un régime unique au monde

En France, comment la profession s’adapte-t-elle pour rester capable d’indemniser, contre vents et marées ? Afin d’éviter l’impasse, Bercy a nommé une mission sur l’assurabilité du risque climatique, dont les conclusions sont attendues d’ici à fin janvier.

Dans ce climat tourmenté, le secteur peut heureusement compter, en France, sur un allié de taille : le régime des catastrophes naturelles, dit « régime Cat Nat », pour faire face aux aléas d’une extrême intensité. Ce système quasi unique au monde repose sur la solidarité nationale via la mutualisation des risques, un peu comme la Sécurité sociale. Concrètement, il est financé par une « surprime » de 12 % ponctionnée sur chaque souscription d’assurance habitation et d’assurance entreprise, et de 6 % sur l’assurance auto. Les sommes récoltées sont réparties à parts égales entre les assureurs et la Caisse centrale de réassurance (CCR, l’organisme public qui gère le régime), et les indemnisations sont aussi prises en charge à parts égales.

Hausse des primes

Seulement voilà, le régime est en déficit quasi continu depuis sept ans, sous l’effet de la sécheresse notamment. La mission « assurabilité » doit proposer des pistes pour le renflouer. À la tête de la CCR, Édouard Vieillefond explique que « la surprime, qui n’a pas bougé depuis 2000, doit passer de 12 à 19 % rapidement pour que le régime continue à fonctionner. Pour faire face aux coûts à horizon 2050, il faut même atteindre 22 %. »

Face aux courbes ascendantes de la sinistralité climatique, la profession joue d’abord sur le niveau des primes. Un levier inévitable, décrypte Christian de Boissieu, chez Abeille assurances, « parce que les catastrophes naturelles touchent un plus grand nombre de personnes à la fois, et/ou dans des délais très rapprochés. Les primes actuelles couvrent donc de plus en plus difficilement les sinistres ; sauf à augmenter les primes ou à réduire les montants indemnisés, ou les deux. »

Le défi de la modélisation

Mais cela ne réglera pas tout, insiste Denis Bicheron, chez WTW. « L’assureur doit aussi mieux modéliser le risque afin non seulement de le couvrir correctement, mais aussi de mesurer son engagement pour ne pas mettre ses finances en péril. »

Pour la profession, confirme Louis Bollaert, chez Descartes Underwriting qui assure les entreprises, « le défi climatique, c’est celui de la modélisation. » Fini, le « coup d’œil dans le rétroviseur » et l’analyse du passé pour calculer la sinistralité future et le tarif afférent de la police d’assurance. « Il faut recruter des gens qui comprennent chaque péril dans sa dimension physique – inondations, grêle, feux de forêt… – et en tirer une probabilité de survenance », poursuit-il.

La Maif s’est ainsi dotée d’un « lab climat » où les actuaires côtoient de nouveaux profils – analystes de données, géomaticiens, développeurs… « Nous faisons aussi appel à des sociétés spécialisées en hydrologie, géologie… et nous utilisons les données de Météo France ou de la CCR… », explique Ronan Désérable, le directeur innovation du groupe. La même logique prévaut chez Axa Groupe, dont le département de gestion des risques compte depuis une dizaine d’années des météorologistes aux côtés des actuaires et des ingénieurs, appuyés par l’intelligence artificielle

Adaptation

Grâce à ces profils, certains acteurs – tels Descartes Underwriting et Axa Climate, spécialisée dans l’adaptation au changement climatique – ont conçu de nouveaux produits, comme le « contrat paramétrique », qui protège les entreprises d’un risque spécifique, identifié et modélisé (une intensité de vent, de chute de grêle…). Exemple « avec une société de transport de marchandises sur le Rhin, détaille Antoine Denoix, chez Axa Climate. En raison de fortes chaleurs, le fleuve peut être à sec. Si un certain seuil de baisse du niveau d’eau, défini dans le contrat, est franchi, une indemnisation est alors versée automatiquement à l’entreprise pénalisée. »

Inondation, sécheresse… Les assureurs au défi du dérèglement climatique

« L’assurabilité se maintiendra aussi grâce aux entreprises elles-mêmes, poursuit Antoine Denoix, car elles vont adapter leur outil industriel aux risques climatiques, ne serait-ce que pour contenir leurs primes d’assurance. Notre rôle est de les aiguiller – déménager des sites trop exposés, consolider les bâtiments… »

Incitation

Car désormais, assurer ne suffit plus, il faut aussi accompagner l’adaptation. « Dans les Hauts-de-France par exemple, relate Antoine Denoix, nous travaillons avec les coopératives et les industriels pour sécuriser, via un contrat d’assurance, la marge des agriculteurs qui adoptent des pratiques vertueuses pour l’environnement. »

Du côté des particuliers, l’assurabilité passe essentiellement par la prévention, sur laquelle la mission gouvernementale est attendue. Chez France Assureurs, on met ainsi en avant l’initiative sécheresse, un programme lancé en septembre, pour cinq ans, sur le risque de RGA (retrait-gonflement des argiles). Avec 11,1 millions de maisons susceptibles d’être exposées, l’objectif est de tester des techniques de prévention et de réparation de la fissuration des maisons (isolation des bâtiments, « réhydratation » des sols, « confinement » des fondations etc.).

La sensibilisation des citoyens est « indispensable alors que la culture du risque est très faible en France », souligne Ronan Désérable à la Maif, dont le site Web gratuit, « Aux alentours par Maif », détaille pour chaque adresse les risques auxquels un bien est exposé.

L’État au chevet des plus vulnérables

Au-delà de ces initiatives, tous les acteurs s’accordent à le dire : l’État aussi a son rôle à jouer, en particulier auprès des plus vulnérables. Christian de Boissieu pointe la réforme de l’assurance récolte. « Depuis début 2023, pour inciter les agriculteurs à s’assurer, l’État prend en charge 70 % de leur cotisation et en cas de sinistre, il intervient en complément des assureurs pour les exploitations les plus sinistrées. Cette manière de soutenir la filière pourrait infuser vers d’autres secteurs. »

Coauteur d’un rapport sur les assureurs face au défi climatique (1), Arnaud Chneiweiss abonde : « On ne peut pas tout attendre des assureurs. Il faut une coordination avec les pouvoirs publics car l’assurabilité soulève des questions d’aménagement du territoire, d’adaptation climatique – à quand des interdictions de construire dans des zones à risque d’inondation, d’érosion du littoral… ? » Pour mieux tenir compte des enjeux climatiques, la loi pourrait aussi ouvrir la voie « au “reconstruire mieux ou ailleurs” après un dommage, pour tenir compte des enjeux climatiques, plutôt que de “reconstruire à l’identique” comme les textes l’exigent… », complète Denis Bicheron.

« Le problème, pointe Michel Lepetit, vice-président et cofondateur du think tank The Shift Project, c’est que l’assurabilité est un problème systémique qui a de nombreuses implications, il faudrait que les assureurs se transforment beaucoup plus profondément et plus vite, vu la rapidité du dérèglement climatique. » La bonne nouvelle, répond Christian de Boissieu, « c’est que le sujet commence à se démocratiser, et le fait d’en parler davantage va pousser à des décisions. »

(1) Les assureurs face au défi climatique, Août 2020, Fondation pour l’innovation politique.