Par une froide matinée de décembre, le futur campus de l’emlyon fend le ciel gris tel un paquebot prêt à accoster dans le quartier de Gerland. « C’est une étape symbolique pour l’école, qui incarne nos développements futurs », claironne Isabelle Huault, sa présidente. Le projet est hors norme tant par sa superficie, 30 000 m2, que son coût. Dans quelques jours, la business school née en 1872 de l’autre côté du Rhône, rue de la Charité, commencera à aménager le bâtiment conçu par Philippe Chiambaretta pour accueillir ses premiers étudiants à la rentrée prochaine. De part et d’autre d’une longue rue intérieure, des salles de cours modulables, un atelier de prototypage, une agora événementielle, un vaste amphithéâtre, une brasserie et des terrasses panoramiques se déploieront. Symbole d’une puissance revendiquée.
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Un essor à l’international
Comme l’emlyon, d’autres business schools jadis cantonnées dans leur région talonnent aujourd’hui les locomotives parisiennes HEC, ESCP et Essec. En dix ans, elles ont connu un fabuleux essor en modernisant leurs campus et en musclant leur faculté. Selon les chiffres du ministère de l’Enseignement supérieur, les écoles de commerce françaises accueillent aujourd’hui plus de 244 000 élèves, soit 100 000 de plus en une décennie.
« Il a fallu pousser les murs », sourit Delphine Manceau, directrice générale de Neoma. En 2021, cette école née de la fusion des ESC de Rouen et de Reims s’est offert un campus de 6.700 m2 à Paris. Et en 2025, elle inaugurera un bâtiment de bois et de verre flambant neuf à Reims, avec 85 salles de classe et deux amphithéâtres dotés des dernières technologies. Un investissement de 109 millions d’euros.
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De son côté, Skema s’est installée dans les murs de l’ancien siège d’Airbus à Suresnes. Et, pendant cet âge d’or, la business school née du mariage entre le Ceram de Sophia-Antipolis et l’ESC Lille a ouvert des campus à Raleigh (Etats-Unis), Suzhou (Chine), Belo Horizonte (Brésil) et Stellenbosch (Afrique du Sud), où des milliers d’étudiants transhument chaque semestre. Récemment aussi, l’EM Normandie s’est installée dans un immeuble futuriste au Havre et un autre à Clichy, aménagé par l’architecte Jean-Michel Wilmotte.
Des budgets démultipliés
Cette expansion spectaculaire a été financée par une forte augmentation des frais de scolarité. Les écoles ont aussi multiplié les programmes, des MBA pour cadres en quête d’accélération de carrière aux bachelors pour les lycéens qui veulent éviter l’université ou la prépa, sans oublier les mastères spécialisés et autres masters of science. Telle l’Edhec, dont le budget a triplé depuis 2010 pour atteindre 176 millions d’euros, avec près de 10 000 étudiants. Cette année-là, l’école lilloise avait inauguré un campus novateur, rendu l’enseignement en anglais obligatoire et fait le pari de se spécialiser dans la finance.
Grâce à leurs accréditations internationales, gages d’excellence, nos business schools ont réussi à attirer des bataillons d’étudiants étrangers dans leurs cursus souvent moins chers que les universités anglo-saxonnes. Des enseignants-chercheurs réputés mondialement ont rejoint leurs rangs. Et quand les subventions des chambres de commerce se sont taries, elles ont su profiter avec opportunisme de la réforme de l’apprentissage et des aides aux entreprises pour placer leurs étudiants. Cette année, selon nos données, 27 264 élèves en master grande école ont le statut d’apprenti. Cela représente plus de 250 millions d’euros de frais de scolarité financés par l’Etat…
Des prépas concurrencées
Mais cette course effrénée à la taille suppose d’avoir les reins solides. Or ces derniers temps, les nuages s’amoncellent au-dessus de ces dispendieux investissements. Dernier exemple en date, en septembre, TBS Education a renoncé à son projet de nouveau campus à Toulouse. La facture s’était envolée à 200 millions d’euros.
« La question de la soutenabilité financière se pose pour certaines écoles quand on voit leurs difficultés de remplissage », estime Thomas Roux, directeur d’une récente étude Xerfi sur la stratégie des écoles de commerce. Des établissements comme Grenoble Ecole de management sont en perte. Le master en management, et la voie royale des prépas qui y mène, a moins le vent en poupe, concurrencé par des formations post-bac plus courtes et plus concrètes.
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Les chiffres sont édifiants : cette année, seulement la moitié des écoles post-prépa ont rempli leur quota de places réservées aux préparationnaires. L’ESC Clermont n’en a attiré que 12, et celle de Troyes, South Champagne Business School (SCBS), tout juste 2. Les autres étudiants sont recrutés sur diplôme via des concours d’admission parallèle.
En cause, le désamour grandissant des lycéens pour ce cursus exigeant qui conduit à préparer un concours pendant deux ans, parfois trois. Signe que le phénomène inquiète : les directeurs d’école viennent pour la première fois d’investir ensemble plus de 100 000 euros dans une campagne de communication sur Instagram et TikTok afin de valoriser cette filière en perte de vitesse. Mais du côté des écoles post-bac aussi, l’horizon s’est assombri. Les 15 établissements regroupés dans le concours Sésame (EBP, EM Normandie…) accusent une baisse de 8 % du nombre de bacheliers intégrés en 2023. Tous les programmes ne remplissent pas. Des voies d’accès sont ouvertes en troisième et quatrième année et des bachelors sont lancés, comme à l’Essca, à Paris School of Business et à l’Ipag, pour augmenter les recettes. Même l’Iéseg a fini par céder aux sirènes.
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Une vague de fusions
Dans ce contexte, une consolidation du secteur n’est pas à exclure, avec une vague de fusions entre écoles orchestrées par des investisseurs privés. « C’est la fin des Trente Glorieuses, résume sans ambages Nicolas Arnaud, directeur des programmes d’Audencia. Nos écoles se sont transformées de façon incroyable, mais, en France, les perspectives démographiques ne sont plus très dynamiques et beaucoup de lycéens optent pour l’international. » Le symbole le plus visible de cette féroce concurrence ? Les salons étudiants. « Avant, les universités étrangères s’installaient sur quelques stands mal placés, désormais elles occupent des allées entières », remarque la responsable d’un bachelor. Le directeur général de l’EM Normandie, Elian Pilvin, a fait ses calculs. « A la rentrée, au moins 2 000 bacheliers français sont partis à l’étranger pour étudier. » Et de lister, outre la prestigieuse Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, les universités de Rotterdam et d’Utrecht aux Pays-Bas ou encore l’Esade de Barcelone et l’IE de Madrid.
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Même l’université française vient jouer les trouble-fêtes avec ses IAE, qui se font appeler désormais business schools, comme celui de la Sorbonne. Les meilleurs d’entre eux postulent maintenant à l’obtention de labels internationaux comme l’AACSB. « Parmi nos diplômés, 91 % travaillent dans les six mois pour un salaire annuel de l’ordre de 38 000 euros brut. C’est l’équivalent des grandes écoles pour des frais de scolarité beaucoup moins chers », s’enorgueillit Eric Lamarque, président d’IAE France qui rassemble 38 écoles universitaires de management.
Des formations marketées
Autre front : de puissants groupes privés de formation professionnelle ont surgi dans le paysage de l’enseignement supérieur. Tel Galileo Global Education, ils appartiennent à des fonds d’investissement. A grand renfort de marketing, leurs écoles recrutent des lycéens sur Internet. « Les jeunes qui s’orientent vers ces formations s’attendent à retrouver des cursus équivalents aux nôtres, enrage Laurent Champaney, le président de la Conférence des grandes écoles. Ce n’est pas le cas. Parmi ces écoles, beaucoup n’ont pas d’équipe pédagogique ni de département de recherche. »
Et de parler de « concurrence déloyale ». « Si j’élevais un cochon dans mon garage pour en faire des conserves, j’aurais immédiatement la direction des fraudes sur le dos, illustre Stephan Bourcieu, directeur de BSB. Quand une école se crée du jour au lendemain, elle peut faire ce qu’elle veut sans que personne ne trouve rien à redire. »