pression socialeComment survivre en école de commerce ou d’ingé sans boire d’alcool ?

Dry January : Ils ont survécu en école d’ingé ou de commerce sans boire d’alcool… « On me forçait à picoler »

pression sociale« Dans ce type d’écoles, participer aux soirées est une manière de construire son capital social, qu’on pourra faire valoir dans sa carrière professionnelle », explique le sociologue Nicolas Palierne
Un mec qui s'amuse sévère en soirée étudiante.
Un mec qui s'amuse sévère en soirée étudiante.  - Koldunov / Aleksandr Korchagin / Getty Images
Lise Abou Mansour

Lise Abou Mansour

L'essentiel

  • Dans certains cursus comme les écoles de commerce ou d’ingénieur, les soirées open bar ou les préchauffes sont légion. Comment parvenir à s’y intégrer quand on ne boit pas d’alcool ?
  • « Je passais mon temps à dire non aux gens qui voulaient me faire boire mais ils ne m’écoutaient pas. Ils remplissaient mon verre et me disaient ''on ne te laisse pas le choix'' », témoigne Romain, 33 ans, ancien étudiant en école d'ingénieurs.
  • « Il y a l’idée selon laquelle l’alcoolisation est un dévoilement de soi. On va alors reprocher à l’abstinent de ne pas se lâcher. On redoute aussi qu’il porte un regard lucide sur ceux qui s’alcoolisent, regard qui peut être vu comme méprisant », explique le sociologue Nicolas Palierne.

Si cette année, vous avez décidé de faire le Dry January – le mois de janvier sans alcool –, vous avez sûrement pu constater l'insistance de certaines personnes pour vous faire boire. Cette pression sociale, pour les abstinents, c’est toute l’année.

Que ce soit par conviction religieuse, par goût, en raison d’une relation douloureuse à la boisson, ou juste parce qu’elles ne veulent pas être ivres, des personnes ne boivent pas. Et si dans la vie de tous les jours, ça peut être difficile à assumer, ça l’est encore plus à une période bien particulière de l’existence : la vie étudiante. Dans certains cursus comme les écoles de commerce ou d’ingénieur, les soirées open bar et les préchauffes sont légion. Comment alors parvenir à s’intégrer ?

« Je passais mon temps à dire non, mais ils me disaient ''on ne te laisse pas le choix'' »

Romain, 33 ans, n’a jamais aimé l’alcool. Pour son goût, déjà. Mais aussi pour ses effets. « La perte de contrôle me fait vraiment flipper ». Contrairement à d’autres qui trépignaient à l’idée de vivre des soirées délurées, au moment de rentrer en école d’ingénieur, Romain a peur. « Je me demandais à quelle sauce j’allais être mangé. »

Le jeune homme se convainc de participer aux premières soirées. Des soirées avec « beaucoup, beaucoup d’alcool ». Habitué aux remarques sur son abstinence, il ne s’attendait tout de même pas à une telle pression sociale. « Je passais mon temps à dire non aux gens qui voulaient me faire boire, mais ils ne m’écoutaient pas. Ils remplissaient mon verre et me disaient ''on ne te laisse pas le choix''. J’avais l’impression de devoir me battre en permanence. »

Un dévoilement de soi

Aujourd’hui encore, il se questionne. « C’était peut-être un jeu pour eux. Ils se disaient ''on va faire boire le timide, ça va être marrant, il va se déchaîner'' ». Nicolas Palierne, docteur en sociologie, confirme : « Il y a l’idée selon laquelle l’alcoolisation est un dévoilement de soi. On va alors reprocher à l’abstinent de ne pas se lâcher. On redoute aussi qu’il porte un regard lucide sur ceux qui s’alcoolisent, regard qui peut être vu comme méprisant. »

Pour faire taire les plus insistants, Romain acceptait parfois le verre qu’on lui tendait, en buvait une petite gorgée et vidait le liquide une fois le dos tourné. « Il y a une telle pression que certains préfèrent faire semblant que d’avoir à se justifier, poursuit le sociologue. On a beaucoup moins à justifier sa consommation qu’à justifier sa non consommation. »

Une manière de construire son capital social

« Je serais incapable de citer une seule personne qui ne buvait pas dans mon école à part moi, avoue Cédric, 38 ans, ancien étudiant en école de commerce. Peut-être qu’il y en avait, mais elles sont passées inaperçues. » S’il estime que son abstinence ne lui a jamais posé problème, il se souvient tout de même de son premier week-end d’intégration au cours duquel il a fini par céder. « Quand on a 150 personnes dans une salle qui hurlent “bois, bois, bois”, peut-être par manque de force, de personnalité et par envie de s’intégrer, on s’exécute. »

Une envie de s’intégrer à tout prix qui s’explique sociologiquement. « A ces âges-là, le groupe des pairs est très important, d’autant plus qu’on s’éloigne de la sphère familiale, souligne Nicolas Palierne. Il faut aussi comprendre que dans ce type d’écoles, le fait d’être membre du BDE (bureau des élèves) et de participer aux soirées est une manière de construire son capital social, qu’on pourra ensuite faire valoir dans sa carrière professionnelle. »

« Pour eux, c’était impensable que je ne boive pas »

Clémentine a partagé un début de scolarité similaire à Romain, dans un Science Po de province où « ça buvait beaucoup ». Elle n’est quasiment pas sortie pendant ses deux premières années. « Lors des rares soirées que j’ai faites, je n’étais pas super à l’aise. J’avais peur qu’on me force à boire. Pour eux, c’était impensable que je ne boive pas si ce n’était pas pour des raisons de santé ou religieuses. »

En troisième année, lors d’un échange en Chine, elle rencontre de nouvelles personnes, se crée un groupe d’amis et découvre la vie nocturne. « Les gens étaient plus matures, ça m’a débloquée. » Cédric confirme : « On arrive toujours à trouver des gens qui nous ressemblent, on se regroupe et on arrive à s’affirmer davantage. » Parmi leur groupe d’amis, Clémentine et Cédric avaient souvent un rôle bien défini (et pratique) : reconduire la petite troupe en fin de soirée.

Les non-buveurs capables de « délirer » acceptés

De son côté, deux mois après sa rentrée, Romain finit par dire stop. « Je me suis enfin écouté, je me suis dit que ce n’était pas en soirée que j’allais rencontrer des gens et que je serais bien mieux chez moi à regarder un film. » Le trentenaire le reconnaît, pendant ses trois années d’école, il n’a pas rencontré grand monde en dehors de ses cours.

« Il y a plein de configurations différentes, reprend Nicolas Palierne. Certains ne vont pas aller aux soirées, d’autres y vont et partent dès que les gens sont trop alcoolisés, et certains arrivent à s’intégrer et à s’amuser. » Une question de personnalité ? De rencontres ? Sûrement un peu des deux, mais pas seulement. « Les non-buveurs parvenant à se moquer des conventions sociales, capables de délirer, vont être acceptés dans les soirées », d’après Nicolas Palierne. Cédric fait partie de ceux-là. « Je n’ai pas besoin d’un déshinibiteur pour chanter, danser et passer une bonne soirée. »

Quinze ans après, Cédric garde donc un bon souvenir de ses années étudiantes. « Je me suis vraiment bien amusé, je faisais la fête avec mes potes qui sont maintenant mes meilleurs amis. » De son côté, Romain est plus mesuré. « Certains regrettent leur vie étudiante, je préfère largement ma vie actuelle. » Clémentine, elle, insiste : « J’aimerais dire aux jeunes comme moi qui savent qu’ils ne veulent pas boire de ne pas céder. En école, il y a des cons, mais il y a aussi plein de gens bien avec qui on peut vraiment se marrer. » Comme partout finalement.

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