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« Je passe totalement à côté de ma vie étudiante » : le sacrifice des athlètes étudiants qui préparent les Jeux Olympiques

En cette année olympique, les sportifs de haut niveau sont dans les starting-blocks. Celles et ceux qui ont fait le choix délicat de combiner entraînements et études supérieures sont particulièrement sous pression. Au risque de leur santé mentale ?

Justine Allezard, championne en tir à la carabine et étudiante de 3e année en Sciences de la vie à Sorbonne Université, où elle a obtenu un dédoublement de chacune de ses années de licence pour se consacrer à sa vie d'athlète de haut niveau. Une chance pour son entraînement, mais pas simple pour tisser des liens avec ses camarades de classe.
Justine Allezard, championne en tir à la carabine et étudiante de 3e année en Sciences de la vie à Sorbonne Université, où elle a obtenu un dédoublement de chacune de ses années de licence pour se consacrer à sa vie d'athlète de haut niveau. Une chance pour son entraînement, mais pas simple pour tisser des liens avec ses camarades de classe.

Par Laura Makary

Publié le 12 janv. 2024 à 20:37

Cette année 2024 s'annonce bien chargée pour Solène Butruille, qui réalise un grand écart peu commun. Cette escrimeuse, médaillée d'argent par équipes aux championnats du monde l'an dernier, rêve de devenir… médecin et championne olympique ! Passée par une licence de sciences pour la santé, elle a réussi à intégrer le difficile cursus de médecine. « On m'a dit alors que je ne serai jamais sportive de haut niveau à cause de ce choix de cursus. Quand j'avais ponctuellement des résultats moins bons sur le plan sportif, on me le reprochait et on blâmait mes études », confie la jeune athlète.

Pourtant, Solène s'accroche. Aujourd'hui, l'étudiante en 5e année de médecine s'entraîne tous les jours d'arrache-pied pour pouvoir participer aux Jeux Olympiques de Paris cet été, qui auront lieu du 26 juillet au 11 août. Se présenter aux JO dans son pays est une occasion unique… Aussi en cette période de qualifications, la pression est montée d'un cran.

En licence, l'athlète-étudiante n'avait pas pu avoir d'aménagements, devait se débrouiller pour récupérer les cours manqués, mais elle est désormais soutenue par sa faculté. Et ça change tout. « Le vice-doyen m'aide à m'organiser pour que tout se passe bien en cours et pour les stages à l'hôpital. Avec les Jeux, cette année sera un peu plus légère du côté des études, pour me permettre de me concentrer sur le sport », détaille-t-elle, prévoyant déjà de compenser cela l'année suivante.

8.000 étudiants avec une double vie d'athlète en France

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Comme Solène, ils sont 8.000 étudiants en France à composer avec une vie d'athlète de haut niveau, selon le ministère de l'Enseignement supérieur. Parmi eux, l'Institut national du sport, de l'expertise et de la performance (Insep) en suit 800, dont 300 en études post-bac. Et ce, dans toutes les disciplines. « Leur choix d'études a beaucoup évolué. Il y a vingt ans, ils allaient de façon naturelle vers les métiers du sport. Aujourd'hui, cela va du pâtissier au polytechnicien. On en voit en études de paramédical, de médecine, d'ingénierie, de management… », relève Laurence Blondel, chargée de l'accompagnement au projet de vie des sportifs de haut niveau de l'Insep.

« Pour ces jeunes athlètes qui font des études exigeantes, tout est 'timé' ! Entre la formation, l'entraînement, la récupération, il y a peu d'espace pour autre chose », explique Viviane Bonvin, chargée également de l'accompagnement des sportifs de haut niveau à l'Insep. Une double vie menée tambour battant qui peut fonctionner à condition que l'organisation soit facilitée par l'université ou la grande école. Solène Lefebvre, qui vient d'achever sa thèse à l'université Grenoble-Alpes sur les facteurs d'amélioration de la santé mentale des athlètes en sport-études l'a constaté : « Si ce n'est pas le cas, et que la personne se sent en conflit entre ses deux vies, cela peut la mener à des symptômes de burn-out ».

Gérer en plus la pression médiatique, les sponsors…

Et il n'y a pas que la pression des compétitions et des examens à gérer de concert pour ces sportifs-étudiants. « Nous devons gérer la pression médiatique, les sponsors, les questions humaines, financières… », témoigne Jade Maréchal, championne d'Europe par équipes en escrime, et en dernière année à Kedge Business School. Cette étudiante qui rêve aussi d'entreprenariat parle ouvertement de la nécessité de préserver sa santé mentale en tant qu'athlète. « Nous avons la chance d'être bien accompagnés, avec un psy, un préparateur mental, pour nous aider à ne pas nous laisser submerger par la charge mentale ». Pour tenir, Jade confie qu'elle se force à inscrire des moments off, même succincts, noir sur blanc dans son agenda.

Elle saura d'ici avril si elle est qualifiée pour les JO. « Si je le suis, je vais me concentrer sur l'escrime. Et sinon, je mettrai les bouchées doubles sur l'école, tout en continuant d'être partenaire d'entraînement pour les qualifiées ! »

Justine Allezard, Jade Maréchal et Solenn Brutuille

Justine Allezard, Jade Maréchal et Solenn BrutuilleJade Maréchal - credit Nikita Shubnyi Owen Sheahan

Un tiraillement trop extrême entre toutes ces vies peut conduire à l'arrêt d'un des deux projets, observe Simon Valverde. Doctorant à la Fédération nationale des associa

tions et syndicats de sportifs, il s'intéresse à la prévention des risques psychosociaux chez les sportifs de haut niveau : « Le rapport aux études est paradoxal. D'un côté, ceux qui n'en réalisent pas peuvent avoir des difficultés dans leur après-carrière. De l'autre, ce qui apparaît dans mon étude, c'est que les sportifs qui réalisent des études ont souvent plus de risques psychosociaux. Cela peut être augmenté ou diminué par les aménagements scolaires, la distance avec le centre d'entraînement… » Au-delà de sa thèse, Simon Valverde sait que cette année de préparation aux JO est une période particulièrement à risque pour l'avoir vécu personnellement en 2018 lorsqu'il combinait études et participation aux jeux paralympiques, en tant que guide d'Anthony Charançon, médaillé d'or en ski nordique.

Renoncer à une vie étudiante normale

Les longues heures d'entraînement empêchent aussi d'avoir une vie étudiante normale. Justine Allezard, championne en tir à la carabine, a bien compris le risque d'isolement que son double parcours peut entraîner. Sorbonne Université, où elle étudie, lui a offert un aménagement, en dédoublant chacune de ses années de licence de Sciences de la vie. Une chance pour son entraînement, mais pas simple pour tisser des liens quand vous ne restez pas dans la même promo. Sans parler des compétitions qui lui font manquer de nombreux cours.

« J'ai la sensation de passer à côté de la vie étudiante classique, car je ne suis jamais avec les mêmes personnes en cours, c'est difficile de créer des liens », confie l'étudiante, qui s'estime néanmoins chanceuse car elle a trois autres tireurs dans sa faculté. « Nous pouvons échanger nos cours et nous entraider ». Et dans son pôle rassemblant onze sportifs de haut niveau de sa catégorie de tir, neuf sont en études supérieures et partagent des préoccupations communes.

Malgré son amour pour son sport et ses résultats solides, Justine a toujours su qu'elle ferait des études. « Ma discipline n'est pas médiatique, il y a peu de sponsors et donc de rentrées d'argent. Il est essentiel de préparer ‘l'après' ». Elle vise ensuite un master universitaire, pour devenir ingénieure en laboratoire.

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Quid des études en distanciel ?

Pour se simplifier la tâche, certains privilégient des cursus déjà bien habitués aux profils sport-études, comme ceux de kiné, par exemple. « Il arrive en effet que certains choisissent une formation avant tout parce qu'elle est compatible avec leur double projet, même si ce n'est pas forcément celle qu'ils auraient choisie à l'origine, rapporte Sandrine Isoard-Gautheur, maîtresse de conférences à l'université de Grenoble qui a notamment travaillé sur le burnout sportif. Des athlètes qui pratiquent un sport collectif avec un fort engagement décident de venir dans notre université, parce qu'ils savent que les cours sont possibles à distance, avec des plannings adaptés. »

Teo Rotar et Mathieu Androdias

Teo Rotar et Mathieu Androdias

Téo Rotar ne fait pas partie de ceux-là. À

côté de son bachelor à Montpellier Business School, il est champion d'Europe de beach-volley (chez les moins de 20 ans) en duo. Et pour lui, pas question de faire des études en distanciel. « J'aime ce lien avec mes camarades de promo, ils me taquinent, mais me soutiennent. Pour réussir, c'est essentiel d'être bien entouré », pose-t-il. Téo tente de participer à quelques événements, mais les soirées étudiantes ne sont pas une option. Pas avec un entraînement à 8 heures le lendemain matin.

Diplômé ET médaillé, le Graal

A la fin, les sacrifices payent. C'est en tout cas ce en quoi ces jeunes croient. Pour Matthieu Androdias, ça a payé. Son engagement s'est achevé de la meilleure des façons : il est diplômé de l'Insa Toulouse et médaillé d'or des JO de Tokyo, en aviron en duo. « La difficulté côté école est d'avoir un rythme totalement atypique, qui fait qu'aucun compagnon de route ne vit la même chose. On peut vite se retrouver perdu, à chercher des groupes de travail, des camarades, des enseignants, à qui se raccrocher. Heureusement pour moi, j'ai pu trouver des personnes-ressources à l'Insa qui m'ont aidé », se souvient-il.

Dans le sport, on est dans le mesurable, le résultat, pas dans l'émotion. Or, il est essentiel de s'intéresser aussi à son athlète intérieur

Matthieu Androdias, médaillé d'or des JO de Tokyo (aviron)

Il observe un paradoxe dans ces doubles projets : la nécessité d'obtenir un diplôme, à cause d'une carrière sportive incertaine, mais aussi l'obligation de se consacrer au sport pour performer. Au milieu de tout cela, la question de la santé mentale demeure peu abordée. « Je n'en ai pas entendu parler pendant ma scolarité. Dans le sport, on est dans le mesurable, le résultat, pas dans l'émotion ou la vulnérabilité. Or, il est essentiel de s'intéresser aussi à son athlète intérieur », estime Matthieu. Objectif désormais pour le diplômé-champion qui se prépare aux JO 2024 : conserver son titre.

Laura Makary

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