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Publié le 10 janvier 2024 Mis à jour le 10 janvier 2024

Apprendre à l'ère de l'intelligence artificielle

Augmenter son pouvoir d'apprendre

Un robot au tableau

“La tristesse de l'intelligence artificielle est qu'elle est sans artifice, donc sans intelligence.”

Les enjeux

Il y a 5 grands enjeux de l’intelligence artificielle pour la formation. Le premier concerne le regard que nous lui portons. Soit l’intelligence artificielle est une prothèse qui vient combler un manque, auquel cas nous considérons toujours qu’apprendre consiste à être complété comme si nous étions des handicapés du savoir. Soit nous envisageons l’intelligence artificielle comme une orthèse, une forme d’exosquelette qui vient rehausser notre pouvoir de penser, auquel cas nous envisageons le fait d’apprendre comme une augmentation continue de nos capacités. Il y a probablement à revoir les mythes qui guident nos représentations et nous devons peut être délaisser celui du Terminator et du transhumanisme des films d’Hollywood pour imaginer plutôt Calinator une intelligence artificielle qui vient stimuler nos désirs et qui augmente le relâchement de dopamine dans notre cerveau par l’expérience continue de mini exploit numériques et créatifs.

Le deuxième enjeu est éthique. Il concerne la façon dont les IA sont conçues et empiètent progressivement sur nos capacités de décisions à partir de paramètres dont nous ignorons tout. Elles viennent tout d’abord finir nos phrases quand nous saisissons du texte puis nous place sous influence dans un capitalisme "nudge" qui construit des chemins et des glissements d’un argument à un site, d’une proposition à un choix et progressivement nous voilà guidé d’interface en interface dans nos façons de nous lier au monde. Les ergonomes évoquent "l'affordance" d'un environnement qui induit nos comportements. L’une des conséquences en est le risque d’affaiblissement de nos choix conscients, ce qui en matière d’apprentissage conduit à une perte d'auto direction de ses apprentissages pourtant essentiel selon le psychologue Albert Bandura à la création d’une motivation intrinsèque. À contrario, plus j’ai le sentiment de diriger mes choix d’apprentissage, plus ma persistance dans l’acte d’apprendre est grande.

Le troisième enjeu est économique. L'irruption de ChatGPT sur le marché a conquis 3 millions d’utilisateurs en 1 semaine et la barre des 100 millions a été franchie en 1 mois. Du jamais vu. C’est un bouleversement chez les grands opérateurs numériques que l’on croyait bien installé, par exemple, pour les moteurs de recherche. C’est une double prise de position sur un marché des techniques intellectuelles et une façon d’accélérer l’édification de raisonnement mais également sur celui de la création et la fluidification de contenus. Cependant Noam Chomsky, linguiste père de la grammaire générative nous rappelle que “Le langage est une puissance intérieure humaine permettant de générer et de comprendre grâce à un nombre fini de règles, un nombre infini de propositions qui expriment la pensée”. Cela est fort différent de la fabrication de “chaînes de caractères probables” propre des IA génératives. Ce qui nous fait dire qu’il n’y a pas d’intelligence artificielle mais un artifice d’intelligence.

Le quatrième enjeu est pédagogique. Tout se passe comme si une “pédagogie fossile” faite de sédiments accumulés par le fleuve de la connaissance, qui année après année dépose une couche de savoir dans lequel chacun puise pour vivre son monde, est désormais défiée. L’IA générative se contente de puiser dans le passé et de réagencer des données entre elles pour produire des informations probables. L’IA a le bonheur de nous rappeler qu’apprendre, c’est plus que se remémorer et articuler les faits du passé entre eux. C’est aussi et surtout s’appuyer sur son expérience singulière et projeter ses désirs vers le futur pour construire le monde qui vient. L’IA nous parle de deux émotions racines. Celle de la peur conduit les modèles pédagogiques à reproduire le passé. Dès lors, le premier réflexe a été de se méfier des IA et des tricheries possibles à des examens ou le copier-coller viendrait cacher le manque de raisonnement individuel. Apprendre consiste ici à dominer la nature, à combiner les informations, à contrôler les moyens de construction du savoir. La seconde émotion racine est la joie et le mouvement d’explorer le monde. Probablement qu’en nous poussant à nous délester de tâches de remémoration l’IA nous invite à aller vers notre singularité humaine et notre pouvoir d’exploration.

Le cinquième enjeu est technologique, il concerne l’inclusion de l’IA dans les modèles sociaux-économiques. À cet égard, il est intéressant de rappeler que l’IA consomme plus d’énergie que le cerveau pour traiter des calculs, un peu à la façon d’une feuille et du principe de photosynthèse car le vivant, à  l’inverse des machines, fonctionne de façon économe et en recyclage continu.Les circuits synaptiques sont moins gourmands que les centrales électriques. Il y a donc un coût électrique à payer pour produire des calculs et des données dont l’utilisation n’est guère frugale. Une autre déclinaison de cet enjeu réside dans la consommation en eau utilisée pour refroidir les centres de données. Enfin, à force d’être présente partout, l’IA est devenue bien plus qu’un outil, c’est un contexte. L’IA est envahissante; elle est comme l’eau, se glisse partout et joue des porosités des systèmes entre eux. Une technoférence s’installe à notre insu, des écrans font de plus en plus souvent écran entre nous et le monde.

Les opportunités

Des pertes d’emplois spectaculaires sont annoncées avec le spectre de machines qui viennent se substituer aux humains comme jadis les métiers à tisser avaient remplacé les tisserands. À moins que de nouveaux métiers n’apparaissent comme celui de "prompt designer" et que d’autres ne se déclinent pour jouer des rôles qui restent à inventer ou que seules les tâches répétitives ne disparaissent alors que des tâches créatives se développent pour des profils professionnels plus créatifs. Rappelons-nous l’histoire du vellum, des moines et de l’invention de l’imprimerie. Le vellum était ces peaux de veaux sur lesquelles les moines écrivaient les textes sacrés. Ils étaient si chers à produire qu’aucun vide n'était laissé entre les mots. Cela avait popularisé la lecture des textes lors des repas en réfectoire. L’un des moines assurait la charge mentale de lire le texte à voix haute pour tous.

Avec l’invention du papier et des caractère d’imprimerie mobile, voilà que les textes s'aèrent, que des marges se dessinent en bord de page, que la lecture individuelle devient possible, qu’il est envisageable de prendre des notes et que les conditions sont réunies pour qu’une distance et une pensée critique se mette en place. Et si l’IA libérait du temps de cerveau disponible pour autre chose? Deux chemins se présentent. Soit une augmentation du temps d’écran, avec déjà plus de 5 heures par jour, cela risque de nous déconnecter du concret; soit un temps créatif, méditatif, une opportunité de repenser sa vie et le monde. En formation, il est possible de pousser vers l’option créative. Cela engage à explorer plus avant le monde sensible des rêves, de l’imaginaire, des émotions, etc.

Incidemment, nous voilà en train de glisser vers une approche phénoménologique de la formation ou l'expérience singulière prend toute sa place. S’effacent un peu les référentiels normatifs et le paradigme neuro-cognitiviste au profit d’un accueil de la singularité humaine et de toutes les approches évoquant l ‘expérience. Après le triptyque objectif/contenu/méthode pédagogique hérité de l’ère industrielle qui marque nos pratiques d’ingénierie commencent à apparaître d’autres approches ou la médiation du formateur change de registre. S’il était expert du contenu, il s’intéresse désormais plus fréquemment aux processus d’apprentissage. Il se fait facilitateur et aide les groupes d’apprenants à construire plus de sens dans un monde heurté par une variété de transitions attendues.

La formation professionnelle poursuit ainsi son évolution vers l’apprenance. Cette apprenance nourrie du désir d’apprendre induit des approches où le mouvement le développement de l’esprit critique prennent plus d’ampleur. La formation est moins un décor dans lequel on place l’apprenant et plus un milieu qu’il est amené à co-construire. Ce qui débouche sur des pédagogies ouvertes où l’IA peut jouer un rôle de par son pouvoir d’aide à la créativité et au raisonnement. À côté des savoirs froids et impersonnels, les savoirs chauds et contextualisés prennent toute leur place. La fragilité du savoir humain a toute sa place car “c’est la faille qui laisse passer la lumière”.

Les questions qui nous sont posées

Nous avons des émotions paléolithiques, des institutions médiévales et une technologie divine; voilà le dilemme que nous devons affronter. En même temps que l’IA s’humanise avec une apparence, des avatars, des voix, des intonations, des expressions humanisées, nous nous mécanisons. Nous voilà devenus des presseurs de boutons de robots organiques. Pourquoi poursuivre cette prophétie auto-réalisatrice et accepter cette réduction? Incidemment, l’IA générative nous pousse à distinguer le savoir en tant que résultat d’apprentissage et apprendre en temps que cheminement. Tout se passe comme si la consultation de l’oracle algorithmique tenait lieu d'apprentissage alors qu’il n’est qu’une exposition  de données qu’il ne comprend même pas.

L’IA ignore l’éthique, ne sait pas concevoir de concept  et est incapable d’auto saisissement de soi. La machine morale du MIT nous aide à poser les dilemmes éthiques mais pour l’instant, seuls les programmeurs s’attachent à les résoudre selon leurs propres codes de valeurs. Une fois encore, l’expérience humaine est à replacer au centre. La formation est invitée à intégrer plus d’esprit critique et les dispositifs gagnent à devenir capacitant pour créer des savoirs féconds, c’est-à-dire des savoirs à même de générer des nouveaux savoirs et pas seulement à reproduire le passé. Concluons avec Paul Virilio que si l’ère industrielle a marqué le réchauffement de la planète, l’ère de l’IA est caractérisée par le réchauffement des esprits. Il convient d’avancer la tête froide vers cette technologie qui promet autant qu’elle inquiète.


Sources
Albert Bandura (2003). Auto-efficacité. Le sentiment d’efficacité personnelle. Deboeck
https://journals.openedition.org/osp/741   
Auteur de Apprendre à l’ère de l’intelligence artificielle à paraître en janvier 2024 https://www.esf-scienceshumaines.fr/accueil/445-apprendre-a-l-ere-de-l-intelligence-artificielle.html
Philomag. Chatgpt, Chomsky et la banalité du mal
https://www.philomag.com/articles/chatgpt-chomsky-et-la-banalite-du-mal


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