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Libération
Reportage

Dans les Yvelines, les agriculteurs trépignent aux portes de Paris : «C’est plus possible, chaque mois on est déficitaire !»

Les agriculteurs en colèredossier
Les barrages dressés vendredi sur l’A10 et l’A13 ont rassemblé de nombreux manifestants, notamment contre le prix du GNR, carburant dont dépend fortement l’agriculture. Les annonces du Premier ministre, en fin d’après-midi, n’ont que partiellement répondu aux attentes.
par Elise Viniacourt et Fabien Leboucq
publié le 26 janvier 2024 à 19h33

Au silence, on devine les gorges nouées. Quand les agriculteurs de l’Essonne voient ceux d’Eure-et-Loir débarquer en fanfare au péage de Saint-Arnoult (Yvelines), l’émotion ne peut pour certains pas être réprimée. «C’est beau quand même», souffle dans un nuage de buée l’un d’entre eux. Au loin, en face de lui, une bonne centaine de tracteurs glissent lentement sur l’autoroute, en file indienne. Comme autant de signaux d’espoir pour les manifestants les observant de loin, leurs petites lumières pétillent faiblement à l’horizon.

«Les voitures à droite j’ai dit !» Une fois sur place, le ballet est prodigieux. Gilet jaune sur les épaules, un homme agite ses bras sur le tarmac à la manière d’un gendarme débordé. Dans un concert de klaxons et d’explosifs, chaque tracteur se positionne pour bloquer l’A10. En tout, ce vendredi 26 janvier après-midi, cinq péages en Île-de-France font l’objet d’actions en cette nouvelle journée de mobilisation des agriculteurs. De quoi se rapprocher de la capitale. Sans toutefois encore s’y inviter. «On va pas aller à Paris aujourd’hui», annonce Damien Greffin, vice-président de la FNSEA. Devant les quelques moues déçues, il plaisante : «Gardons notre esprit républicain et ne me faites pas couper en rondelle.»

«Pour faire plaisir aux écolos»

Au milieu des rangées de tracteurs, des dizaines de manifestants emmitouflés de doudounes aux mille nuances de vert discutent. Ça se tape dans le dos. Ça décapsule des bières. Ça rit, même. Tous sont pourtant cernés de slogans funestes. «C’est bientôt la faim», lit-on sur le pare-chocs d’un véhicule agricole. «La mort est dans le pré», prédit un autre. Bercée doucement par le vent, une poupée représentant un agriculteur est même pendue à la grue de l’un d’entre eux. Et quand on leur demande la cause de leur désespoir, une cascade de réponses déferle.

Pierre, agriculteur de 63 ans à la retraite, pointe du doigt un cocktail explosif : la flambée du prix de l’engrais, du matériel agricole et des taxes associée à la chute du prix de vente de leurs produits. «C’est plus possible, chaque mois on est déficitaire», enrage-t-il. Christian, qui a laissé sa ferme bio d’Essonne entre les mains de ses deux fils pour venir protester, s’agace de la suppression de la détaxe sur le gazole non routier (GNR), principalement utilisé dans les véhicules agricoles. «J’espère que des mesures concrètes vont vite être prises, ça ne nous fait pas rigoler de faire ça», assure-t-il avec une pointe d’agacement. Dans tous les discours, une frustration commune : les normes environnementales prises à l’échelle française.

«C’est pour faire plaisir aux écolos, les normes environnementales. Tout ça, c’est de la politique !» peste un agriculteur dans la foule avant de s’éloigner. A quelques mètres de là, Solenne et Henri discutent. Tous les deux ont 37 ans. Tous les deux cultivent du blé, de l’orge, du colza, du maïs ou encore de la pomme de terre. Et surtout, tous les deux se disent usés. «Ce que je veux ? Qu’on ait les mêmes règles que les autres pays européens», rouspète Solenne. En agitant la bière qu’il a la main, Henri s’agace : «Plein de molécules sont interdites sans qu’on nous propose de solution alternative», évoquant notamment l’interdiction des néonicotinoïdes, un insecticide utilisé pour les betteraves. «Le problème, c’est que l’on utilise maintenant plein d’autres insecticides, donc ça n’est pas forcément mieux pour l’environnement», relève-t-il.

«Contrôlés pour tout»

A l’autre bout des Yvelines, des dizaines de tracteurs aux couleurs de la FNSEA et des JA ont formé un barrage à quelques centaines de mètres du péage de Buchelay, près de Mantes-la-Jolie, coupant depuis le début d’après-midi l’A13 qui relie Paris à la Normandie. L’air est frais, mais l’ambiance est bonne : les agriculteurs, principalement des céréaliers aux grandes exploitations, discutent entre café et bières, pendant qu’un immense barbecue attend dans un coin, sous un barnum. Un jeune apprenti équipé d’un cor regarde une chaîne d’info en continu sur son téléphone pendant qu’une autre l’interroge.

Eric Léger, grand gabarit venu d’Eure-et-Loir, explique qu’il attend du gouvernement un «soutien à la production». L’adhérent à la FDSEA, pas encore trentenaire, aimerait que les produits qui ne sont pas soumis aux mêmes normes, venus du Mercosur ou d’Ukraine, n’entrent plus sur le territoire. Les normes justement, il y en a trop au goût de Marie-Christine Van Der Heyden. Fille, belle-fille et femme d’agriculteurs, elle précise : «Aujourd’hui on est contrôlés pour tout, on a toujours peur de se faire avoir pour des broutilles, alors qu’on ne pense pas à mal.» Emmitouflée dans ses deux doudounes et son bonnet jaune, tenant avec peine son jeune labrador, elle ajoute : «On est surtout là contre l’augmentation du prix du GNR.» Pour cultiver leurs 400 hectares de blé, d’orge et de colza dans les Yvelines, le couple en utilise 250 litres par jour.

Pour Eric Léger, «le consommateur doit prendre conscience que, si les produits français sont plus chers, c’est aussi parce qu’ils sont meilleurs». De son côté Marie-Christine Van Der Heyden s’alarme du «désamour croissant» des Français pour la profession : «On passe pour de méchants pollueurs alors qu’on nourrit le pays.» En l’espèce, les réactions sont contrastées sur l’A13. Certains camionneurs klaxonnent et lèvent le pouce. Mais un automobiliste, dans sa berline rutilante, est échaudé par une longue attente dans le bouchon et nous demande de ne pas donner de l’importance à la mobilisation des agriculteurs : «C’est l’Etat et le gouvernement qu’ils devraient emmerder, pas nous ! On y est pour rien dans ce qui leur arrive !»

«Climat aléatoire»

Mouvement de foule et bousculade près du péage de Saint-Arnoult. Une forêt de caméras s’érige, encerclant Gérard Larcher. Le président du Sénat a décidé de rendre visite aux agriculteurs et se fait cuisiner par Damien Greffin, vice-président de la FNSEA, et Eric Thirouin, président de la chambre d’agriculture d’Eure-et-Loir. «Il faut qu’on supprime toutes ces normes qui sont invivables», l’interpelle le second, l’implorant presque. Faisant référence à la prise parole attendue de Gabriel Attal, au cours de laquelle le ministre annoncera plus tard «dix mesures de simplification immédiate», Gérard Larcher reconnaît : «Il faut des annonces concrètes.»

A 26 ans, Matthieu ne croit plus au concret. Accoudé à une barrière d’autoroute, il a repris la ferme familiale il y a un mois à peine. Un métier qu’il a choisi malgré les difficultés, par «passion». «Quand on est dans nos plaines, au milieu des champs, avec seulement le gibier autour de nous, on est heureux», décrit-il. Pour en vivre, il a dû prendre un deuxième emploi dans une entreprise de travaux agricoles. Il travaille 50 heures par semaine. «Le climat est devenu tellement aléatoire qu’on peut vite faire une bonne année comme une mauvaise. Ça amène un peu de stabilité», justifie-t-il. Aujourd’hui, attend-il que les politiques l’aident ? «Mon père, il a manifesté toute sa vie et jamais rien n’a changé», lâche-t-il avec amertume.

Attal peu clair

A Buchelay, au moment de l’allocution de Gabriel Attal, peu avant 18 heures, plusieurs agriculteurs se réunissent autour d’un téléphone. La nuit est tombée, on ajuste les drapeaux syndicaux pour les caméras qui filment les réactions. La prise de parole du Premier ministre est ponctuée de soupirs (d’ennui) et de commentaires (agacés). Le propos est jugé peu clair par l’assistance, qui estime qu’il s’agit de «petits aménagements», très loin des grands espoirs, notamment sur l’abandon de la hausse des taxes sur le GNR. «On a fait un match […] il y a de grande chance que l’autoroute soit rouvert», réagissait de son côté l’éleveur Jérôme Bayle depuis le barrage de Carbonne (Haute-Garonne). «On a demandé trois mesures on a eu trois mesures.» Avant l’arrivée de la présidente de la région Ile-de-France, Valérie Pécresse, plusieurs manifestants se lancent mutuellement, goguenards : «Faites chauffer les tracteurs, on va à Paris !» Elles ne bougent pour l’instant pas, mais les machines sont quand même allumées.

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