« La protection des créateurs reste médiocrement assurée »

Arnaud Latil, maître de conférences en droit à Sorbonne Université

« Le règlement sur l’intelligence artificielle adopté à l’unanimité par les États européens vendredi 2 février est un texte très important puisque, avec cette « Législation IA », l’Union européenne se dote d’un cadre d’une ampleur inédite au niveau mondial pour réguler cette technologie émergente.

Ce texte, qui doit encore être entériné par le Parlement européen au printemps, vient à point. L’apparition, à la fin de 2022, de ChatGPT, le logiciel de la start-up californienne OpenAI, a révélé au grand public le potentiel immense des systèmes d’intelligence artificielle, mais a aussi permis de prendre la mesure des risques encourus, notamment en matière de droits fondamentaux des personnes et de manipulation de l’opinion.

La législation IA prend en compte ces risques et tente d’y remédier en soumettant les systèmes à une série d’obligations plus ou moins strictes. Pour les IA dites génératives, c’est-à-dire capables de générer du texte, du son ou des images à partir de données existantes, ces règles imposeront notamment aux développeurs de s’assurer de la qualité des données utilisées dans la mise au point de leur programme, d’informer les utilisateurs que les produits ainsi créés sont bien artificiels et de vérifier qu’ils ne violent pas la législation sur les droits d’auteur.

Pour lors, la protection des créateurs reste médiocrement assurée. En 2019, l’Union européenne s’était déjà penchée sur ce sujet. Une directive précisait alors que les données utilisées par les systèmes d’intelligence artificielle bénéficieraient d’un régime d’exception, le seul recours des auteurs étant de s’opposer à l’utilisation de leurs œuvres.

Mais cette solution est apparue insatisfaisante pour plusieurs raisons. En effet, comment un auteur peut-il faire valoir sa volonté s’il ne sait pas que son travail a servi à alimenter un système d’IA ? Et auprès de quelle instance faire valoir son droit d’opposition ?

Pour remédier à ces failles, la législation IA va donc plus loin en faisant obligation aux fournisseurs de système d’IA de publier la liste des œuvres utilisées par son programme et promet la création prochaine d’une autorité européenne compétente pour recueillir les oppositions. Mais, là encore, un angle mort demeure : à quoi servira de refuser l’utilisation de son œuvre si le système d’intelligence artificielle a déjà été activé grâce à elle ? Pourra-t-on, techniquement, défaire le modèle créé par la machine ?

Une large partie du monde de la création réclame un changement de logique et souhaite que les opérateurs de systèmes d’IA rétribuent les auteurs. Compte tenu des potentialités commerciales de cette technologie, ce serait assez juste puisque l’IA générative ne peut prospérer que grâce à l’utilisation des œuvres de l’esprit humain. Mais la question reste posée puisque l’Acte IA n’avait pas pour objet d’aborder cette dimension économique, se concentrant sur celle d’une régulation technique. »

« Avec ce texte, l’Union européenne défend la création »

Alexandre Lasch, directeur général du Syndicat national de l’édition phonographique (Snep)

« Les représentants des créateurs sont satisfaits de l’accord européen sur l’IA car le texte préserve d’abord la capacité des auteurs à faire respecter le droit existant, en particulier la directive européenne de 2019. Celle-ci a consacré de nouveaux droits au bénéfice de la presse (art. 15) et des industries culturelles (art. 17). Elle apporte une clarification vitale sur la responsabilité de grands services en ligne. Un acteur comme YouTube ou TikTok est tenu d’appliquer le droit d’auteur lors de la mise en ligne de contenus protégés.

La même directive prévoit aussi une exception au droit d’auteur autorisant les services d’intelligence artificielle à moissonner les données disponibles en ligne (art. 4), à deux conditions. Premièrement, un accès licite aux données, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent pas piocher librement dans des contenus piratés. Deuxièmement, il faut que les ayants droit n’aient pas exercé leur opposition formelle à cette utilisation.

L’immense problème auquel les créateurs sont confrontés avec l’IA, c’est la transparence. Sans elle, on n’a aucun moyen de faire respecter le droit européen. Si on ne sait même pas que nos contenus ont été fouillés et utilisés, l’opposition des ayants droit demeure vaine car elle ne peut être vérifiée. L’accord trouvé le 2 février prévoit cette obligation de transparence, c’est une étape extrêmement importante. Le texte va poursuivre son parcours devant les institutions européennes et devrait être ratifié en avril.

On a donc trois bonnes nouvelles pour les auteurs : leurs droits sont préservés (même s’ils ne sont pas renforcés !) par ce texte ; les États membres l’ont approuvé à l’unanimité ; son adoption, avant les élections européennes, permettra son entrée en vigueur dès 2026.

Personne n’avait mesuré en 2019 la rapidité de la révolution de l’IA et ses conséquences. Les possibilités qu’elle ouvre sont immenses, en positif comme en négatif. Les auteurs doivent savoir si leurs contenus sont fouillés par des services d’IA, pouvoir s’y opposer, ou s’ils acceptent cette utilisation, être rémunérés. C’est essentiel pour la création et c’est un soulagement pour nous de savoir que l’Union européenne défend ce principe de transparence.

L’enjeu principal de la régulation de l’IA est avant tout démocratique. Il s’agit de pouvoir contrôler son utilisation et d’éviter ses dérives. Quand on sait qu’aujourd’hui des modèles d’IA s’entraînent à partir de contenus pédopornographiques, en puisant dans des contenus illicites sur Internet, on mesure à quel point le sujet dépasse la question des droits d’auteur. »