Hydrogène : le pari français se frotte au réel

Une quarantaine de pays investissent massivement dans l’hydrogène et bouleversent la donne internationale. Si la France a presque gagné son pari de devenir un acteur industriel souverain, elle doit néanmoins revoir sa stratégie. A la veille de l'ouverture du salon Hyvolution à Paris, on fait le point sur les forces et faiblesses de l'approche française.

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Hydrogène : le pari français se frotte au réel
Déjà doté d’un site aux Ulis (Essonne), Elogen ouvrira en 2025 une gigafactory d’électrolyseurs à Vendôme (Loir-et-Cher).

Une première. Avant ce 8 septembre 2020, la France n’avait jamais osé dégainer un plan industriel de 7 milliards d’euros sur dix ans, avec une rallonge de 2 milliards un an plus tard grâce au plan de relance post-Covid. L'objectif ? Faire émerger, quasiment ex nihilo, une filière hydrogène capable de jouer à armes égales avec l’Allemagne, sans dépendre de la Chine. À l’instar des Coréens dans le numérique ou des Japonais dans la robotique. Pas question cette fois de se laisser guider par Bruxelles ou Berlin, comme ce fut le cas dans les renouvelables.

Avec sa stratégie nationale pour le développement de l’hydrogène bas carbone, le ministre de l’Économie Bruno Le Maire proposait une voie française et assumait des choix clairs, quitte à faire quelques mécontents. D’ici à 2023, 3,4 milliards d’euros devaient ainsi être engagés dans la fabrication d’électrolyseurs destinés à la production locale avec de l’électricité nucléaire d’hydrogène bas carbone, afin de réduire les émissions de CO2 de l’industrie et de la mobilité lourde.

Une vingtaine de sites développés en trois ans

De quoi placer l’Hexagone dans le peloton de tête de la course mondiale au développement de cette molécule, la plus légère du tableau périodique des éléments chimiques de Mendeleïev, à la fois carburant et vecteur énergétique, indispensable complément à l’électricité pour sortir des énergies fossiles.

Contrairement au plan allemand annoncé quelques mois plus tôt (également de 9 milliards d’euros) ou au plan japonais lancé dès 2017, le plan français ne prévoyait ni infrastructures, ni importation d’hydrogène vert de pays bénéficiant de larges ressources en soleil ou en vent, ou d’hydrogène bleu de pays producteurs de gaz naturel, ni exportation des technologies, et rien sur le stockage des renouvelables. À l’époque, hormis un gisement au Mali, personne ne croyait à l’hydrogène naturel. La France, grâce à son nucléaire et à ses industriels, devait pouvoir produire localement l’hydrogène bas carbone dont elle aurait besoin, sans répéter le scénario de la filière photovoltaïque, dépendante des panneaux chinois.

Carte hydrogene France

Force est de constater, trois ans et demi plus tard, que ce plan n’a pas si mal fonctionné. Grâce à la mise en place d’un projet important d’intérêt européen commun (Pieec) hydrogène, permettant de déplafonner les subventions à l’industrie, et au dynamisme des acteurs français : sur les 40 dossiers de l’appel à projets Hy2Tech retenus par Bruxelles, 10 étaient français. Le gouvernement a ainsi pu mobiliser 2,7 milliards d’euros en trois ans pour développer une vingtaine d’usines d’équipements ou de lignes de production, couvrant quasiment toute la chaîne de valeur.

«La France est l’un des seuls pays au monde à avoir l’intégralité des briques technologiques, observe Géraldine Lemblé, la directrice générale adjointe de Medef International. L’hydrogène est notre filière la plus active.» De nouvelles usines, principalement dédiées au véhicule utilitaire, ont été construites, alors que ce n’étaient pas la priorité du plan français. Hyvia (coentreprise de Renault et Plug) et Symbio (coentreprise de Michelin et Forvia) ont inauguré leur site de production de piles à combustible respectivement en mars 2022 et décembre 2023, et Forvia son usine de réservoirs d’hydrogène en octobre 2023. Parallèlement, trois fabricants de stations d’avitaillement, Atawey, HRS et MCPhy, développaient leur outil industriel et levaient des fonds en Bourse.

Loin de l’objectif des 10 GW en 2035

Le Pieec hydrogène a aussi permis de lancer la construction de quatre gigafactories d’électrolyseurs, celles de McPhy, de Genvia, d’Elogen et de John Cockerill, et de lignes de production de membranes chez Arkema. Une seconde vague du Pieec devrait valider les projets de gigafactories de Gen’Hy ou de HDF Energy, qui veut développer des piles à combustible géantes (1 MW), pour le stockage stationnaire des renouvelables ou le maritime.

Par ailleurs, les appels à projets pour des écosystèmes territoriaux d’hydrogène de l’Ademe ont permis de faire émerger 46 projets dans 30 territoires, y compris en Outre-mer, représentant 80 MW de capacité de production d’hydrogène local pour alimenter des bennes à ordures ou des bus... C’est peu. Mais grâce à l’appel à projets Hy2Use du Pieec, qui a déjà permis de valider et financer le projet Normand’Hy d’Air Liquide (200 MW à Port-Jérôme), mais pas encore de déclencher le finacement de Masshylia, celui de TotalEnergies et Engie (120 MW à La Mède), ce sont près de 1,4 à 1,8 GW de production massive d’hydrogène pour l’industrie, qui pourrait émerger, indique le lobby du secteur, France Hydrogène, dans son bilan de juin 2023.

JOHN COCKRERILL HYDROGENLa France a lancé la construction de quatre gigafactories d’électrolyseurs, dont celle de John Cockerill, en Alsace. (Photo : Vincent Voegtlin / MaxPPP)

C’est bien, mais encore loin des 6,5 GW prévus dans la stratégie pour 2030 et des 10 GW nécessaires pour produire des carburants de synthèse pour l’aérien et le maritime en 2035. On est loin aussi des 2 à 3 GW que l’ex-Première ministre, Élisabeth Borne, annonçait comme sécurisés dans sa présentation, le 15 décembre dernier, de la révision de la stratégie nationale hydrogène en consultation. Or les 4 milliards d’euros sur dix ans du plan hydrogène, que le gouvernement met sur la table pour un mécanisme de soutien à la production, ne couvriront que l’installation de 1 GW d’électrolyse compétitive. De toute façon, la demande n’est pas encore au rendez-vous. 

Du côté des transports lourds, camions ou trains, les batteries électriques n’ont pas dit leur dernier mot. «La filière est au milieu du gué. C’est bien beau d’avoir subventionné le développement de gigafactories pour d’hydrogène par le mécanisme de soutien, mais il faut aussi faire quelque chose sur la demande», rappelle Philippe Boucly, le président de France Hydrogène, qui réclame 700 à 800 millions d’euros pour développer les stations hydrogène et subventionner l’achat de véhicules hydrogène.

Le marché n'est pas encore prêt

Dans l’industrie, la demande se fait également attendre. «Le marché est moins mûr qu’on ne le pensait», constate Catherine MacGregor, la directrice générale d’Engie, qui reconnaît avoir abandonné certains projets. Le marché de la décarbonation des industries les plus émettrices de gaz à effet de serre comme celle de l’acier, la première visée par la stratégie française, n’est pas prêt. Selon elle, «les applications qui vont décoller le plus vite sont celles qui existent déjà, avec de l’hydrogène gris qu’on replace par du vert, comme la production d’ammoniac».

De plus, le passage à l’échelle des électrolyseurs pour des unités de plusieurs dizaines de gigawatts ne se fait pas aussi facilement qu’annoncé par les industriels. «Il y a aussi la question de la maturité des équipements et de vrais sujets d’industrialisation des électrolyseurs», ajoute la directrice générale d’Engie. Ce qu’est bien obligé d’admettre Philippe Boucly, qui tempère en expliquant que les électrolyseurs chinois, eux aussi, sont loin des performances attendues.

Et c’est sans parler des incertitudes des opérateurs sur les prix de l’électricité, sachant qu’il va représenter plus de la moitié des coûts de production de l’hydrogène par électrolyse. L’accord sur la régulation des prix de l’électricité post-Arenh (Accès régulé à l’électricité nucléaire historique) passé entre le gouvernement et EDF ne leur assure pas assez de visibilité. «La clé, c’est d’avoir de l’électricité décarbonée en abondance. Mais à 100 euros le mégawattheure, il n’y aura pas d’hydrogène en France, prévient Philippe Boucly. Entre 50 et 70 euros, et si le prix des électrolyseurs baisse, cela devrait passer.»

L'impossible souveraineté française dans l'hydrogène

Or la France n’est pas isolée. La Chine, qui détient 50% des capacités de production d’électrolyse dans le monde est la mieux placée pour baisser les prix. Surtout, plus de 40 pays dans le monde ont dévoilé une feuille de route hydrogène, dont certains avec de très fortes ambitions d’exportation, comme les États-Unis, l’Arabie saoudite, l’Australie, le Chili, le Maroc ou la Norvège. Forçant la France à finalement envisager, elle aussi, l’option de l’importation d’hydrogène vert ou de ses dérivés, comme l’ammoniac, plus facile à transporter. Dans sa stratégie révisée, le gouvernement reconnaît que «le recours aux importations d’hydrogène décarboné à moyen terme pourrait présenter des opportunités en complément de la production nationale, dans une économie ouverte». 

Les premiers flux ne sont pas attendus avant 2030 et ne devraient véritablement se développer que dans les années 2040 avec les premières infrastructures de transport intercontinentales. Pour y voir plus clair, l’État a chargé l’Inspection générale des finances et celle de l’Environnement et du Développement durable ainsi que le Conseil général de l’économie d’analyser «l’opportunité et les modalités d’importation» d’hydrogène en France. Leurs conclusions doivent être rendues au premier trimestre.

Conscient que les industriels français ne peuvent pas attendre que se développe la demande nationale, l’État se résout à copier l’Allemagne et va développer une véritable diplomatie hydrogène française à l’international. Il mobilisera tous les dispositifs existants d’aide à l’export (prêt du Trésor et de l’Agence française de développement, accompagnement de Business France...) et créera, dans le courant de l’année, une subvention aux investissements permettant de soutenir directement l’installation d’équipements français. Si les aides publiques directes resteront réservées à la production nationale, l’idée d’une France totalement souveraine en hydrogène semble avoir définitivement vécu.

Des infrastructures de réseaux à développer

Le développement des infrastructures de transport et de stockage d’hydrogène fut un impensé de la stratégie nationale hydrogène de 2020. Sa révision en 2024 devrait y remédier. Le texte prévoit la construction de 500 km de canalisations dédiées à l’hydrogène gazeux à l’horizon 2030 au sein des quatre principaux hubs de production massive d’hydrogène dans les zones industrielles bas carbone de Fos-sur-Mer, Dunkerque, Havre-Estuaire de la Seine et la Vallée de la chimie, et pour les connecter aux sites de stockage. Ces derniers seront installés sous terre, dans des cavités salines, déjà utilisées pour le stockage de gaz naturel par Storengy, la filiale d’Engie. 

Cette dernière a d’ailleurs, avec l’aide de fonds européens, inauguré un premier site pilote de stockage d’hydrogène, Hypster, sur son site d’Etrez (Ain) en septembre dernier. Les autres sites utilisables se trouvent dans l’Est, le Sud-Est et le Sud-Ouest. Soit loin des hubs hydrogène de Normandie et du Nord. «Mais il faudra plus que 500 km pour connecter l’ensemble de ces hubs avec les stockages», explique Geoffroy Anger, le responsable développement transport H2 et CO2 chez GRTgaz. Le seul projet Hysow de Teréga, pour relier le port de Bordeaux et le pôle aéronautique de Toulouse aux sites de stockage de Lacq, nécessite 600 km de canalisations.

Or connecter les hubs de production aux zones de stockage va s’avérer indispensable pour assurer la résilience du système électrique. Une étude de RTE et GRTgaz de 2023 montre en effet que les 6,5 GW de capacité d’électrolyse prévus en 2030 peuvent être considérés comme des opérateurs d’effacement pour le réseau électrique si on les relie à du stockage. Cette stratégie pourrait permettre au système électrique français d’économiser 1,5 milliard d’euros par an. Le gouvernement a mandaté la Commission de régulation de l’énergie pour définir un tracé et les grandes orientations du cadre de régulation et de soutien à ces infrastructures. Elle doit rendre sa copie en 2026. Trop tard, pour les acteurs du secteur.

«Il est urgent de planifier les besoins en infrastructure. Le développement des infrastructures est relativement long», rappelle Geoffroy Anger. D’autant plus qu’il faut aussi avancer sur le sujet de la dorsale hydrogène, qui devra acheminer, via la France, l’hydrogène vert produit dans la péninsule ibérique et l’Afrique du Nord vers l’Allemagne. Le gouvernement veut faire payer les utilisateurs. L’Europe, elle, considère ces projets comme d’intérêt commun, notamment les cinq qui sont portés par GRTgaz. Le premier, Mosahyc, visant à exporter de l’hydrogène de Moselle vers la Sarre par conversion d’anciennes canalisations de gaz, n’attend plus que la décision finale d’investissement pour être lancé. L’ère des infrastructures hydrogène a commencé.

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