Le Premier ministre Gabriel Attal s'exprime lors d'une visite dans une exploitation agricole à Montastruc-de-Salies, dans le sud-ouest de la France, le 26 janvier 2024.

Le Premier ministre Gabriel Attal s'exprime lors d'une visite dans une exploitation agricole à Montastruc-de-Salies, dans le sud-ouest de la France, le 26 janvier 2024.

AFP

Des petites fiches à en-tête de Matignon posées sur une botte de foin. Gabriel Attal, costume-cravate et micro sans fil, debout. A ses pieds, le sol jonché de terre, de gravier, de foin. Et derrière, assis sur un petit banc sans dossier, des ministres et des agriculteurs entremêlés, seulement trahis par leur code vestimentaire, costume anthracite et chemise blanche de rigueur pour les Parisiens, pull-over pour les locaux. Ce vendredi 26 janvier, le gouvernement met en scène la réunion du pouvoir central et de la paysannerie, dans une ferme de Montastruc-de-Salies, en Haute-Garonne. Propos conciliants, annonces favorables, et tout de même cette impression persistante d’assister à une rencontre du troisième type, un mélange de l’eau et de l’huile renforcé par les ficelles de la communication contemporaine.

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Les hommes politiques incarnent ce que, sur les barrages d’agriculteurs, on désigne, depuis le début du mouvement de colère, le 16 janvier, sous le nom générique de "Paris". Un pouvoir technocratique, froid et déconnecté des souffrances du "terrain", comme disent les manifestants. On entend aussi parler des "ministères", ces lieux où des fonctionnaires tatillons passeraient leur temps à élaborer des règles sanitaires ultra-précises, chacun dans leur coin, et charge aux paysans de se débrouiller avec ça. "On a aujourd’hui des fonctionnaires chargés de produire de la norme en fonction d’objectifs précis. On leur demande de protéger l’environnement, mais ils fonctionnent en silos, alors on a des normes pour les nitrates, des critères pour protéger les cours d’eau, pour les produits phytosanitaires… Et au bout du compte on demande à l’agriculteur de maîtriser le sujet aussi précisément que le fonctionnaire qui rédige ces normes, alors forcément ça ne fonctionne pas", témoigne Christophe Hillairet, le président de la chambre d’agriculture d’Ile-de-France, depuis son barrage routier de Saint-Arnoult-en-Yvelines.

"On marche sur la tête"

Le constat est connu de longue date, y compris du gouvernement. Cinq ministres de l’Agriculture en six ans, et surtout trois lois en cinq ans, censées équilibrer "les relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire" et garantir "une alimentation saine, durable et accessible à tous". En clair, il s’agissait de sécuriser un meilleur revenu pour les exploitants et de leur donner plus de poids face aux industriels. Egalim est le nom barbare donné à cet ensemble de textes, le secteur raffole des mots-valises ésotériques. Epeler ces trois syllabes fait grimacer n’importe quel paysan. Les lois en question font partie des raisons de la révolte, lancée avec le mouvement des "panneaux retournés", à l’automne 2023, ces pancartes de communes renversées un peu partout sur le territoire, comme un symbole du fait qu'"on marche sur la tête", répètent la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles et les Jeunes agriculteurs. A l’origine, pourtant, en 2018, des objectifs louables, un seuil de 20 % de produits bio dans la restauration collective à l’horizon 2022. Las, la moyenne nationale plafonne à 7 %, tandis que la filière souffre.

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D’innombrables failles discréditent le dispositif. Non-négociabilité du coût des matières premières, mécanisme de révision automatique des prix… En théorie, industriels et distributeurs doivent respecter un ensemble de mesures lors de leurs pourparlers annuels. Mais la grande distribution a trouvé un moyen de les contourner en passant par des centrales d’achat européennes. Leclerc a lancé les hostilités en 2016 en montant la sienne, à Bruxelles, avec son homologue allemand Rewe. "C’est le jeu des dominos : tout le monde s’y met désormais", déplore Richard Panquiault, directeur général de l’Institut de liaisons des entreprises de consommation. Bercy a bien tenté de couper court à la manœuvre, mais la Cour de justice européenne lui a donné tort en 2022. La loi Descrozaille de 2023 - ou Egalim 3 – rappelle désormais que le droit français doit s’appliquer, même sur un sol étranger, quand les produits négociés sont ensuite vendus sur notre territoire. Mais rien n’y fait, le texte n’est pas appliqué.

Les subtilités du droit d’un côté, la détresse des paysans de l’autre. La fracture entre le monde politique et le monde agricole se creuse. En 2019, 26 % des 400 000 agriculteurs français vivaient sous le seuil de pauvreté ; en 2021, leur revenu moyen avoisine le niveau du Smic, pour 55 heures de travail hebdomadaire. "Le millefeuille administratif obscurcit les capacités de décision", juge Thierry Pouch, chef économiste des chambres d’agriculture de France. Le député Renaissance Frédéric Descrozaille concède : "On a mis un niveau de précision trop important. Paradoxalement, plus il y a de détails, plus la loi est complexe et moins elle sera appliquée."

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Vote RN / LREM en fonction de la distance de l'agglomération la plus proche

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"Flicage absolu"

Dans les cortèges, les griefs visent aussi volontiers la capitale européenne, sa paperasserie et son goût pour les règlements pointilleux, loin de la vie quotidienne des agriculteurs. "Les agriculteurs font face à un millefeuille de règles qui viennent de tous les coins", constate Luc Vernet, le président du think tank Farm Europe. Ouvrir la boîte noire de la règlementation européenne agricole revient à plonger dans une forêt de sigles abscons aux implications vertigineuses, souvent peu adaptées aux réalités. Depuis 2023, la transposition de la politique agricole commune (PAC) de l’Union européenne fait par exemple l’objet d’un document spécifique appelé plan stratégique national. Plus d’un millier de pages négociées avec la Commission européenne et qui égrène les conditions à respecter pour obtenir le financement européen.

Selon ce plan, sur certaines parcelles, un agriculteur peut se voir imposer une "interdiction du labour dans le sens de la pente sur les périodes les plus sensibles", soit du 1er décembre au 15 février pour une part d’entre elles. Pas un jour de moins, ni de plus. Au risque de s’exposer à des sanctions. Quant aux cultures destinées à piéger les nitrates dans les sols, leur plantation peut devenir obligatoire à certaines dates. "Quand vous avez pris 200 millimètres d’eau et qu’on vous dit qu’il faut absolument semer avant une certaine date, l’agriculteur, s’il n’arrive pas à mettre une roue de tracteur dans son champ, il ne va pas y aller pour le simple plaisir de se plier à la réglementation", souffle Christophe Hillairet. Sans compter une tendance française à aller plus loin que les règles européennes sur l’utilisation de certains pesticides. Concernant les néonicotinoïdes, les règles imposées à nos agriculteurs… sont les plus sévères d’Europe.

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"Il y a un flicage absolu", ajoute le sénateur Les Républicains et agriculteur Laurent Duplomb, évoquant les images satellites des parcelles saisies par les autorités européennes pour vérifier que les cultures respectent les réglementations. A la Chambre d’agriculture d’Ile-de-France, la bureaucratie appelle la bureaucratie. Pour répondre à cette inflation réglementaire et accompagner des agriculteurs perdus devant la paperasse administrative, Christophe Hillairet a dû embaucher des experts. "Sur nos 160 collaborateurs, j’estime que 30 à 40 personnes ne s’occupent que de cela à plein temps."

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Composition sociale des différents lieux d'habitation en France

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Moins d'achats de viande

La défiance pour les "technos" de Paris s’accompagne d’un constat plus profond : entre les cadres et les agriculteurs, entre les urbains et les ruraux, les habitudes de vie n’ont jamais été aussi différentes. Les intérêts divergent, l’incompréhension monte, les valeurs s’éloignent. Jusque dans l’assiette. "L’alimentation est devenue un vecteur de polarisation particulièrement important dans notre société, observe Clémentine Hugol-Gential, professeure des universités en sciences de l’information et de la communication, spécialisée dans les enjeux de l’alimentation. Indiquer manger certains aliments et pas d’autres est désormais un marqueur." La consommation de viande devient plus clivante.

Entre 1970 et 2022, elle a bien augmenté sur le long terme - de 12 % par individu, d’après les données de FranceAgriMer, l’administration publique chargée du suivi des marchés agricoles. Ce n’est cependant qu’une moyenne. Quand les Français sont interrogés sur leur consommation, près d’un quart d’entre eux déclare être flexitarien, soit l’équivalent de 10 millions de personnes. A l’inverse des végétariens ou végétaliens (2,2 % de la population), ces consommateurs mangent de la viande, mais affirment en diminuer volontairement la portion. Deux raisons principales : un désir de prendre soin de leur santé, d’abord, et de l’environnement ensuite. Les femmes, appartenant à des catégories socioprofessionnelles élevées, et vivant dans des grandes villes, sont particulièrement concernées. "La population des grandes villes va avoir tendance à diminuer son achat de viande, confirme Clémentine Hugol-Gential. Ce phénomène est très marqué à Paris, où la viande est moins achetée par les foyers les moins aisés pour des raisons budgétaires, et par les CSP +."

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Nombre de boucheries à Paris

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Signe d’une diététique à deux vitesses, cette deuxième catégorie a démarré sa "transition alimentaire" vers un régime plus sain et durable pour l’environnement. "On observe chez les cadres une consommation beaucoup plus importante de protéines végétales - comme le soja, les lentilles, ou encore les pois, poursuit Clémentine Hugol-Gential. Ce ne sont pas des produits chers, mais ils demandent du temps, du matériel, et des compétences techniques. Ces légumineuses se retrouvent plus facilement dans l’assiette des populations urbaines aisées." Au détriment des éleveurs donc, mais pas forcément au bénéfice des maraîchers : la France importe par exemple du Canada, de Chine ou de Turquie 50 % des lentilles englouties chaque année - et la quasi-totalité du soja consommé.

DAB et cinéma

"Le lieu de vie est un facteur fondamental dans nos choix de consommation", abonde auprès de L’Express Emily Mayer, directrice des études à l’Institut Circana, auteure d’une note de la Fondation Jean-Jaurès intitulée "Consommation alimentaire : le kaléidoscope français". Elle y distingue 12 catégories de consommateurs en France, de ceux appartenant à la "tradition agricole" - amateurs de spécialités fromagères et de nourriture pour leurs animaux de compagnie - jusqu’aux "hyperurbains cosmopolitains" - friands de jus de légumes et de salade de fruits. "L’endroit où nous habitons conditionne notre capacité à avoir de gros animaux ou non, nos meubles, notre électroménager, s’il est plus facile d’acheter des produits bio ou locaux, liste-t-elle. Vivre en centre-ville de métropole ou en zone très rurale est un facteur encore plus déterminant dans notre structure de consommation." A front renversé, le réseau des Amap, l’acronyme d’Association pour le maintien d’une agriculture paysanne, ces contrats d’engagements passés directement entre le consommateur et le paysan, tente de réconcilier ces deux France. Ces groupes se développent à grande vitesse depuis vingt ans. Leur nombre a quadruplé en quinze ans… y compris en Ile-de-France, où on recense 380 de ces réseaux en 2022.

Motif d’espoir, un peu esseulé dans un panorama où chaque clivage peut être vu à l’aune de cette partition. Le rapport à l’Etat, par exemple. D’après un sondage Ifop réalisé en juin 2023, 60 % des ruraux se plaignaient d’une dégradation de l’accès aux services publics ces dernières années. Plus de la moitié d’entre eux (51 %) expliquaient avoir le sentiment "de ne pas, ou peu bénéficier" de l’action de l’Etat dans leur commune, contre 33 % dans le reste de la population.

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Sentiment de ne pas ou peu bénéficier de l'action des pouvoirs publics dans leur commune

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Disparition des commerces, des généralistes, et même des distributeurs automatiques de billets : le monde rural est confronté à une désertification qui renforce son sentiment d’abandon.

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Ratio de distributeurs de billets pour 10 000 habitants

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Sensation ressentie de manière aiguë par les agriculteurs, jusque dans leur travail quotidien. Les vétérinaires préfèrent désormais la ville : ils ne sont plus que 16 % à intervenir dans les fermes, d’après les chiffres de l’Observatoire démographique de la profession.

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Part des vétérinaires travaillant auprès des éleveurs

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Même quand elles se rendent au cinéma, les deux France ont leur programmation différenciée. L’entreprise Comscore a créé un coefficient qui mesure le rapport entre les entrées en salle à Paris et dans le reste de la France. Décalage immense. "Paris concentre la population la plus cinéphile de France, un public moins familial, une part de CSP + bien supérieure à la moyenne nationale, des spectateurs plus assidus, et un accès aux établissements, notamment ceux classés art et essai, extrêmement développé. Cette catégorie de spectateurs se retrouve d’ailleurs dans les centres-villes des grandes métropoles françaises", résumait le sociologue Olivier Alexandre auprès de L’Express en septembre dernier.

Entre septembre 2022 et août 2023, les cinéphiles parisiens ont plébiscité Aftersun, Burning Days ou encore Asteroid City - plutôt des films d’art et d’essai - quand le reste de la France riait devant Les Blagues de Toto 2, ou Les Bodin’s, des comédies familiales…

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Des choix de films totalement différents

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Seul signe d’une réconciliation entre les deux publics, le succès de Petit Paysan, 500 000 entrées en 2017, récompensé trois fois lors de la très parisienne cérémonie des César. Lors de sa diffusion sur France 2, en 2020, ce drame rural a réuni plus de 4 millions de téléspectateurs. Probablement issus d’un peu partout en France.

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