"Il est temps en France d’inverser nos raisonnements. Ce n’est pas à l’Etat d’accorder l’autonomie ; c’est à la base de décider. Et je vous rassure : personne ne voudra faire sécession", assure le philosophe Gaspard Koenig.

"Il est temps en France d’inverser nos raisonnements. Ce n’est pas à l’Etat d’accorder l’autonomie ; c’est à la base de décider. Et je vous rassure : personne ne voudra faire sécession", assure le philosophe Gaspard Koenig.

AFP

Ceux qui parlent de la terre et ceux qui la travaillent, ceux qui la défendent et ceux qui la connaissent, n’ont jamais paru aussi éloignés. Les écologistes sont essentiellement élus des métropoles et ne sauraient pas faire pousser une carotte ; les agriculteurs votent tout sauf EELV et font rimer écolo avec bobo. Les pratiques suivent. On plante des arbres dans les villes et on abat les haies dans les campagnes (plus de 20 000 kilomètres par an, un rythme qui s’accélère dramatiquement).

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Cet étrange divorce est fondé sur un présupposé commun : la séparation hermétique entre nature et culture, dont l’anthropologue Philippe Descola a montré à quel point elle structurait la civilisation occidentale. L’idéal de l’écologie politique serait de parquer les êtres humains dans des barres d’immeuble, au nom de la réduction des émissions carbone, et de laisser tout autour la nature à elle-même, dans des espaces de renaturation (rewilding) inspirés des principes de l’écologie profonde. L’idéal de la FNSEA serait que les bien nommées "cultures" soient indépendantes de la nature, de ses aléas et de ses singularités, et que le paysan devenu "chef d’exploitation" puisse piloter sa ferme depuis son labo, armé de drones, de robots de traite et de tracteurs intelligents. On déplore d’un côté les misères de l’anthropocène, entraînant la sixième extinction de masse des espèces sur notre planète ; on invoque de l’autre les merveilles du progrès humain, assimilé aux avancées de la technique et à la hausse des rendements. Dans les deux cas, aucun dialogue possible entre nature et culture(s).

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Avant de pouvoir s’entendre sur la question des phytosanitaires ou des jachères, il faut donc sortir de cette impasse intellectuelle. Et pour nous guider, nous avons plus que jamais besoin de la pensée d’Elisée Reclus. Géographe prolifique de la deuxième moitié du XIXe siècle, voyageur et explorateur, formidable styliste de la nature, Elisée Reclus est souvent considéré comme un précurseur de l’écologie. Pour ne rien gâcher, il connut une existence politique mouvementée, républicain un temps réfugié à Londres, communard envoyé en prison (puis de nouveau en exil en Suisse), et figure d’un anarchisme pacifique.

Reclus condamne sans nuance la brutalité avec laquelle l’homme s’est trop souvent emparé de la nature, en détruisant la forêt vierge ou en souillant les rivières qui traversent les villes industrielles. Il souligne déjà le rapport entre déboisement et modification du climat. Il n’épargne pas non plus les agriculteurs, qui « suppriment les espèces par centaines, peut-être par milliers, pour cause d’uniformité, de régularité, de méthode obligatoire dans les cultures » : on croirait lire un rapport contemporain sur la disparition des oiseaux et des insectes (dont, rappelons-le, la population s’est effondrée respectivement de 30 % et de 80 % au cours des dernières trente années en Europe).

Rétablir le lien entre l’agriculture et l’écologie

Mais "le mal qu’il a fait, l’homme peut le défaire". Et Reclus de citer par exemple les paysans suisses qui respectent le charme des paysages, les bouées des Flandres "transformées par le drainage en campagnes d’une exubérante fertilité", ou l’embellissement des plantes par les horticulteurs. On peut "exploiter la terre tout en la rendant plus belle" et concilier le développement de l’humanité avec celui de la nature, en s’assurant que la première préserve et améliore les milieux, et que la seconde adoucisse nos mœurs. Il faut assumer l’anthropisation en épousant la logique même de l’évolution des espèces, et "cultiver notre jardin terrestre" d’une manière qui le rende plus naturel que nature…

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La traduction de cette philosophie dans le débat actuel tient en un mot : agroécologie. Son principe : prendre soin de la terre, pour la rendre fertile et productive par elle-même. Sa mission : rétablir le lien entre l’agriculture et l’écologie, entre la production et les sols. Ses deux piliers : limiter ou éliminer les intrants de synthèse ; alléger ou supprimer le labour. A partir de ces prémisses simples, toutes les variantes sont possibles, adaptées aux terroirs, aux pratiques, aux contraintes de chacun. Remarquons au passage que le bio, tel qu’il est défini aujourd’hui, concerne essentiellement la santé humaine, en garantissant au consommateur qu’il n’ingérera pas de produits chimiques. L’agroécologie, elle, est à la fois moins stricte et plus ambitieuse, puisqu’elle prend en compte l’ensemble de l’écosystème.

Depuis quelques décennies, les initiatives foisonnent pour (ré)inventer des techniques agricoles respectueuses des sols et propices à la biodiversité. On se perd dans toutes leurs déclinaisons : agriculture de conservation des sols, permaculture, agroforesterie, culture sur butte, agriculture régénérative, microfermes, etc. Il ne s’agit pas de vénérer la terre-mère mais de trouver dans la nature elle-même les solutions aux problèmes qu’elle nous pose : accueillir des prédateurs naturels pour éliminer les ravageurs, réduire les adventices par des associations culturales, enrichir le sol grâce au couvert végétal, etc. L’évolution naturelle a passé des centaines de millions d’années à expérimenter : pourquoi ne pas s’en inspirer ? Loin d’opérer un retour en arrière, l’agroécologie fourmille d’innovations, désormais analysées et améliorées par la recherche scientifique. Le semi-direct, par exemple, rompt avec des millénaires de pratique de la charrue…

L’agriculture conventionnelle risque de nous affamer

Contrairement au discours lénifiant de l’agro-industrie sur "l’agriculture-qui-nourrit-le-monde", c’est l’agriculture conventionnelle qui risque de nous affamer, en détruisant la terre sur laquelle elle repose (60 % des sols européens sont appauvris), et l’agroécologie qui sauvera les rendements. Des expériences comme celle de la Ferme biologique du Bec Hellouin ont prouvé combien le maraîchage en permaculture pouvait être productif ("bio-intensif"). Les expériences menées depuis plus de dix ans en France par les agronomes de l’INRAE tendent à montrer que l’agroécologie est aussi possible en grandes cultures. Et surtout, comme l’a relevé un autre organisme public, France Stratégie, les bénéfices dégagés par les fermes agroécologiques les rendent hautement compétitives. Bien entendu, la baisse de nombreux coûts (d’intrants, de machines, de logistique…) doit être compensée par l’attention portée au milieu et à ses exigences propres. C’est la fin de la recette unique et la revanche du savoir-faire sur l’expertise.

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Une telle transition s’apparente plutôt à une révolution, semblable en ampleur à la mécanisation au siècle dernier. Elle suppose une ambition politique aussi claire et assumée que celle d’Edgard Pisani, ministre de l’Agriculture du général de Gaulle dans les années 1960 et artisan de la modernisation agro-industrielle. En fixant un objectif clair et en sortant des injonctions contradictoires, l’agroécologie pourrait d’abord réconcilier les agriculteurs avec le reste de la société et aussi entre eux. Mais elle devra également mobiliser chacun d’entre nous. Car elle suppose de revoir la logique des subventions de la PAC et plus largement le fonctionnement du marché européen ; de réorganiser les circuits de distribution ; d’exiger des efforts de la part d’un consommateur dont la part du budget dédiée à l’alimentaire n’a jamais été aussi faible. Mieux encore, si l’agroécologie implique un besoin accru de main-d’œuvre dans les champs, il faut assumer une forme d’exode urbain, avec des conséquences majeures en termes d’aménagement du territoire, de prestations sociales et de gouvernance locale. Repeupler les campagnes, renaturer les hommes, recréer les paysages : quel beau projet pour la nation !

Cette révolution est la condition de notre progrès collectif. Reclus l’anarchiste reste en effet fidèle à cette belle idée des Lumières, jusqu’à en faire le titre du dernier chapitre de sa somme L’Homme et la Terre. A la suite de l’historien Giambattista Vico, il refuse de considérer le progrès comme un développement linéaire. Il y voit plutôt une succession sinusoïdale de corsi et de ricorsi, de progrès et de regrès. Nous traversons incontestablement aujourd’hui une période de regrès (et de regrets) ; c’est en reconnaissant nos erreurs que nous pourrons la surmonter. Le déni des technosolutionnistes face à la crise du vivant est précisément ce qui nous empêche de reprendre le chemin du progrès, défini moins comme la croissance de valeur ajoutée que comme l’accroissement de la diversité – diversité des espèces dans la nature, diversité des modes de vie dans la société.

L'Homme, le porte-parole d'une terre muette

Quel est alors, dans cette nouvelle alliance entre nature et culture, le rôle de l’homme ? Devenir "la nature prenant conscience d’elle-même". Si l’humanité occupe une place particulière sur la planète, c’est par la réflexivité qu’elle peut mettre en œuvre, devenant en quelque sorte la porte-parole d’une terre muette. Il ne s’agit pas de rendre la nature à elle-même, mais tout au contraire de lui donner une voix et d’agir en son nom. Il ne s’agit pas d’inhiber de l’homme, mais au contraire de le sortir de lui-même en éveillant "le sentiment de nature dans les sociétés modernes", pour reprendre le titre programmatique d’un essai de Reclus. Le début de la "conscience de la nature", c’est la promenade au grand air. Tout le monde dehors !

A mille lieux des rodomontades du reclus de l’Elysée, Elisée Reclus nous propose une réconciliation générale. De la culture avec la nature, et des hommes entre eux, réunis en une association libre semblable au fonctionnement d’un écosystème. Ni dieu, ni maître, ni glyphosate !

* Gaspard Kœnig est philosophe et écrivain. Son dernier roman Humus (Ed. de L’Observatoire), qui narre le destin croisé de deux jeunes agronomes, a obtenu le prix Interallié 2023.

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