Clément Vitrat-Gutierrez se souvient parfaitement de sa première visite du chantier de Campus Academy d’Aix-en-Provence en 2020 : « On m’a vendu un rêve américain avec campus hyperconnecté, pédagogie inversée, voyage à San Francisco… » Le lycéen, qui se destine aux métiers du web, en ressort avec des étoiles plein les yeux et une belle brochure sur papier glacé du bachelor InfoTech. « Je suis tombé dans le panneau », regrette aujourd’hui le Marseillais âgé de 20 ans. Travaux non terminés, annulations de cours, coupures de chauffage et d’électricité, séjour à l’étranger jamais réalisé… Après un an et demi de scolarité chaotique, l’école a fermé ses portes en février 2023.
Clément, alors en deuxième année d’alternance, se retrouve sans diplôme ni plan B malgré un investissement de près de 8 000 euros. Et avec l’amère impression de « [s'] être fait voler ». Campus Academy présentait pourtant tous les gages de sérieux avec ses « diplômes d’Etat et d’établissement » et ses « certifications internationales ».
La stratégie du marketing agressif
Comme lui, des milliers de jeunes se laissent abuser par des discours marketing agressifs d’acteurs privés qui jouent sur l’angoisse de Parcoursup ou l’aversion pour la fac. « Ces dernières années, nous avons constaté, dans les salons étudiants et sur Internet, une explosion de formations sorties de nulle part qui reprennent nos codes et profitent de la crédulité des familles », rapporte Laurent Champaney, président de la Conférence des grandes écoles.
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La plupart vendent des programmes professionnalisants « sur des métiers en tension comme le numérique, ou des domaines en vogue tels que la transition écologique, le management du sport ». Mais tous ne débouchent pas sur des diplômes reconnus par l’Etat. Et ils n’ont pas d’obligation sur la qualité des cours et l’encadrement des élèves. Pour cause : « La France est le seul pays du monde où vous pouvez créer une école ou une formation sans contrôle ! », s’insurge Alice Guilhon, présidente de la Conférence des directeurs d’écoles de management (CDEFM).
Même être référencé sur Parcoursup n’est pas toujours un gage de tranquillité. Hubert (le prénom a été modifié) a rejoint l’an dernier un BTS privé de l’Institut supérieur d’audiovisuel (réseau GES), inscrit sur la plateforme nationale. « J’ai choisi cette école car elle était quasiment la seule à proposer de l’alternance dès la première année, ce qui me permettait de me former tout en touchant un salaire. » Problème, une fois inscrit, le jeune homme ne trouve aucune alternance, et doit donc rapidement s’acquitter de frais de scolarité de près de 1 000 euros par mois.
A côté de cette première déconvenue, d’autres mauvaises surprises s’enchaînent. Changements de planning et de campus la veille pour le lendemain, ordinateurs et équipements (logiciels, caméras…) vétustes, application d’émargement défaillante, cours très théoriques… « Même sur les projets pratiques censés nous permettre de nous professionnaliser faute d’alternance, nous sommes très peu encadrés par les intervenants extérieurs et nous sommes souvent livrés à nous-mêmes », regrette Hubert qui réfléchit à arrêter en cours d’année. Ici encore l’école vante un BTS « reconnu par l’Etat ».
Un maquis de label abscons
Des labels de qualité officiels existent bel et bien pour le privé, mais ils sont abscons et trop nombreux pour se retrouver dans ce Far West de l’enseignement supérieur privé. Exemple : certaines écoles privées sont autorisées par le ministère de l’Enseignement supérieur à délivrer le grade de licence ou de master, comme l’université, à condition de prouver l’existence d’un corps professoral, la bonne insertion des diplômés, ou encore l’adossement des cours à la recherche.
« Leurs étudiants peuvent poursuivre des études à l’université et percevoir des bourses sur critères sociaux, précise Lynne Franjié, directrice du département d’évaluation des formations au Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur. Ce n’est pas automatique, en revanche, pour un visa. » Cet autre label est pourtant attribué par… le ministère de l’Enseignement supérieur, mais moins contraignant à obtenir.
Manne de l’apprentissage
A côté de ces diplômes privés « académiques », un autre type de formations a fleuri depuis la réforme de l’apprentissage en 2018 : celui des titres à vocation professionnelle. Ils ne sont pas diplômants mais sont reconnus par le ministère du Travail car inscrits au Répertoire national des certifications professionnelles (RNCP). Cela donne droit aux financements publics de l’alternance.
Ici, seules les compétences à acquérir sont vérifiées, pas la qualité pédagogique. La poursuite d’études et les bourses ne sont pas non plus garanties. Subtilité du système qui ajoute à la confusion, une école peut jongler entre tous ces niveaux de reconnaissance d’un programme à l’autre. « Certaines vont jusqu’à louer des titres RNCP à d’autres établissements (lire l’encadré en fin d’article) pour éviter les contrôles. C’est inacceptable », tempête Guillaume Gellé, président de France Universités.
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Comment en est-on arrivé à une telle jungle de l’offre ? « Il y a eu une volonté politique de favoriser l’essor de groupes privés pour qu’ils secouent le cocotier et forment un maximum d’apprentis », estime Laurent Batsch, auteur d’un rapport sur l’enseignement supérieur privé pour le think tank Fondapol. « Leurs écoles ont aussi absorbé le pic démographique de jeunes nés au début des années 2000 et que l’université n’avait pas la capacité d’accueillir », rappelle un autre expert. En dix ans, le privé a ainsi gagné plus de 300 000 élèves, dont plus de 200 000 depuis la réforme de 2018. Il accueille plus du quart des étudiants et la moitié des apprentis du supérieur. Mais cette forte poussée s’est faite parfois au détriment des familles mal informées.
Nombre d'étudiants inscrits dans le privé (en milliers) Crédit: Challenges
Des pratiques trompeuses
Faux avis étudiants, partenariats inexistants, utilisation frauduleuse des termes « licence » ou « master »… En décembre 2022, une enquête de la Répression des fraudes épinglait « des pratiques commerciales trompeuses » dans 30 % des écoles contrôlées. Ce manque de transparence est aussi pointé par Catherine Becchetti-Bizot, médiatrice de l’Education nationale et de l’Enseignement supérieur, qui a connu un boom de réclamations en 2022.
Son rapport annuel, publié en juillet dernier, souligne des saisines liées à l’enseignement supérieur privé « en constante augmentation depuis cinq ans ». La médiatrice alerte sur le « réel besoin de clarification, de transparence et de sécurisation des parcours des étudiants de l’enseignement supérieur privé pour, notamment, connaître la nature réelle du diplôme délivré par l’établissement où ils suivent leur formation, savoir si cet établissement est habilité à recevoir des boursiers, se faire rembourser de frais d’inscription et de scolarité qui ne correspondent pas aux prestations attendues, ou encore être aidés dans leurs démarches administratives pour récupérer leur diplôme ou leur attestation de réussite ». Parmi les saisines, le cas de « Mme W. » qui ne peut poursuivre ses études en master car son bachelor en commerce, vendu initialement comme un bac + 3, n’a en réalité qu’un niveau bac + 2.
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Plus inquiétant, dans son rapport la médiatrice affirme recevoir « aussi bien des témoignages d’étudiants inscrits dans des établissements récemment ouverts et qui ne délivrent aucun diplôme de l’enseignement supérieur, que d’usagers de grandes écoles anciennes et réputées. » Ariane (le prénom a été changé) en sait quelque chose. Diplômée de Rubika, école renommée sur les métiers du jeu vidéo, la jeune femme cherche depuis des mois un travail. « J’ai choisi cette école post-bac privée car je voulais être certaine de décrocher un job à la sortie et qu’elle affichait des taux d’insertion de plus de 90 %. On nous disait même que les recruteurs se battraient pour nous embaucher avant même d'être diplômés. » Cinq ans plus tard, et après 45 000 euros déboursés, « tout est bouché sur ma spécialisation, en France ou à l’étranger. A aucun moment, mes profs ou la direction ne nous ont alertés là-dessus », ajoute Ariane, dépitée, qui commence à chercher un job alimentaire. « Si j’avais su j’aurais fait d’autres choix. »
Au Salon du lycéen et de l’étudiant en Ile-de-France, porte de Versailles, à Paris, le 2 février. La ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, Sylvie Retailleau, a annoncé qu’un nouveau label de qualité serait présenté d’ici à la fin avril. Crédit: Photos : Stéphane Lagoutte/MYOP pour Challenges
« La situation évolue, veut croire de son côté José Milano, président exécutif d’Omnes Education, qui regroupe des écoles privées académiques et professionnelles (Inseec, ECE, Sup Career, DataScientest…). Les mauvais élèves sont en train de disparaître avec l’efficacité des contrôles et la baisse des niveaux de prise en charge de l’apprentissage. » Selon lui, le taux d’acceptation des demandes de création ou de renouvellement de titres RNCP, qui n’était que de 50 % en 2022 et de 41 % en 2021, est la preuve que la régulation du marché des certifications professionnelles existe et fonctionne.
« Vous avez plus de 700 000 jeunes dans l’enseignement supérieur privé aujourd’hui. Ce sont autant d’agents de contrôle qui ont un portable dans leur poche et ne se gêneront pas pour se plaindre sur la place publique si vous faites n’importe quoi », balaie pour sa part Patrick Roux, président de la Fédération nationale de l’enseignement supérieur privé qui a créé en décembre Parcours Privé, une plateforme recensant les formations privées du supérieur hors Parcoursup.
Afin d’accélérer le ménage, la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, Sylvie Retailleau, promet depuis des mois la création d’un nouveau label de qualité, qui devrait être présenté d’ici à la fin avril. Mais celui-ci ne sera pas opérationnel avant 2025, le temps que ministères du Travail et de l’Enseignement supérieur se mettent d’accord. Avec, en coulisses, une guerre de lobby qui se joue sur les critères retenus. En attendant, les familles devront, cette année encore, s’en remettre à leur flair et leur bonne étoile pour éviter les pièges posés en travers des allées des Salons.
Le business de la location de titres RNCP
Pour que les frais de scolarité de leurs étudiants en apprentissage soient payés par l’argent public, les écoles privées doivent inscrire leur formation au Répertoire national des certifications professionnelles (RNCP), géré par France compétences. Mais la procédure est lourde et doit être renouvelée maximum tous les cinq ans. Aussi, certaines se tournent vers la « location » de titres RNCP auprès d’autres établissements. Un business qui peut rapporter gros, avec souvent un droit d’entrée de plusieurs milliers d’euros, puis un intéressement au chiffre d’affaires. « Cette pratique est légale mais pas encadrée, indique René Bagorski, directeur de la certification professionnelle à France compétences. Le propriétaire du titre reste néanmoins le garant de l’évaluation des stagiaires et ces habilitations à d’autres écoles doivent être déclarées. » Début 2023, quelque 196 000 habilitations à former étaient ainsi recensées par France compétences à travers ces différents registres, pour 2 900 certificateurs. Parfois, un même titre est loué à des dizaines d’écoles, comme c’est le cas de certaines certifications mises à disposition par Ascencia Business School (Collège de Paris), le groupe Pigier, ou encore le réseau Formatives. Beaucoup de grands groupes d’écoles n’hésitant pas non plus à utiliser un même titre dans plusieurs de ses établissements. Ce phénomène est néanmoins de plus en plus contrôlé par France compétences, qui peut déréférencer les écoles trop laxistes.