Licenciements massifs, recul des abonnements payants, désintérêt du public, concurrence de l’IA et des créateurs de contenu. Le journalisme est-il en train de connaître sa plus grosse crise ?

« Si vous êtes dans cet appel visio, vous faites partie du groupe malchanceux dont le contrat est terminé avec effet immédiat et aujourd’hui est votre dernier jour. » Dans les derniers épisodes de la formidable série Succession, on assistait à une scène surréaliste où le maladroit Cousin Greg vire sans vergogne des douzaines de personnes appartenant au média Waystar Royco. 

Ce petit passage qui paraissait de l’ordre de la satire est devenu l’horrible réalité pour les journalistes américains depuis 2023. Dans un récent article du New Yorker intitulé « Les médias sont-ils préparés à une extinction de masse ? », on évoque le chiffre ahurissant de 20 000 licenciements dans les médias aux États-Unis l’an passé. Toute l'industrie est concernée, depuis NBC News à Condé Nast (le propriétaire du New Yorker), en passant par Vox Media, Vice News, Business Insider, Spotify, etc. Certains médias ne se sont d’ailleurs pas relevés de cette saignée comme Buzzfeed News ou Gawker qui se sont effondrés courant 2023. Comme le résume le journaliste Tony Hồ Trần dans un tweet, la sensation étrange d’être sur le point de perdre son job n’a jamais été aussi présente.  

Pour Antoine de Tarlé, auteur de l’ouvrage La fin du journalisme ?, la crise ne touche plus seulement la presse papier, mais bien l’ensemble de l’industrie. « La chose qui est vraiment nouvelle, c’est surtout la crise des médias numériques, indique-t-il. Il y a sept ou huit ans, on pouvait dire que les vieux médias papier pouvaient se casser la figure car le journalisme web allait les remplacer. Mais en fin de compte, ils sont autant touchés que les autres. »

Comment expliquer une telle descente aux enfers pour ces médias à qui on prédisait un avenir glorieux il y a moins de 10 ans ? Faisons un petit état des lieux.

Le monopole des plateformes 

Retour sur les débuts de Buzfeed ou de Gawker. Ils démarrent leur activité aux débuts des années 2000 dans un Web encore très décentralisé mais comportant déjà une poignée de places fortes sur lesquelles les internautes accèdent à des articles et les partagent. Vingt plus tard, Internet a radicalement changé. Il se trouve aux mains d’une multitude de plateformes. Résultat : la conquête de l'audience demande plus de moyens, les audiences de chaque canal sont plus fragiles, et toute la valeur du marché publicitaire a basculé du côté des plateformes. Et de plus en plus d'utilisateurs préférant regarder des vidéos de créateurs plutôt que de lire des articles, les plateformes se rendent compte qu’elles n’ont plus vraiment besoin des médias pour avoir du contenu qui génère de l'engagement

Le recul des paywalls

Pendant longtemps, l’abonnement payant a été vu comme LA solution ultime à la baisse des revenus publicitaires des médias. Durant la présidence Trump, c’est cette stratégie qui a permis aux grands médias comme le Washington Post ou le New York Times de remplir les caisses avec un gain respectif de 2 et de 5 millions d’abonnés en l’espace de quatre ans. « Lors des années Biden, la menace démocratique est moins forte, indique Antoine de Tarlé. Par ailleurs, le nombre de services par abonnement a explosé ce qui oblige à faire des choix ». Le média Axios a fait le bilan des dispositifs de paywall et il n’est pas fameux. Tech Crunch, Time, Quartz et le Chicago Sun-Time ont laissé tomber cette barrière d’entrée pour augmenter ses audiences. Le Washington Post qui a perdu près de 500 000 abonnés cherche un modèle plus « dynamique » en s’appuyant notamment sur l’appel au don comme c’est le cas pour le Guardian. The Atlantic propose de son côté un paywall plus varié avec des différences de prix et d’offres allant de 60 à 100 dollars par an.

À l’inverse, deux stratégies semblent véritablement fonctionner. Celle du New York Times dont l’offre journalistique est vendue en bundle avec tout un tas d’autres suppléments comme des recettes de cuisine ou un accès à des jeux du type wordle. L’autre stratégie consiste à viser une audience sur une niche et qui accepte de payer un contenu très spécifique. C’est ce que fait Bloomberg ou Dow Jones qui proposent des abonnements très chers aux professionnels. Antoine de Tarlé évoque de son côté Politico qui « mélange très bien un média accessible gratuitement et une série de newsletters à forte valeur ajoutée en accès payant ». 

L’intelligence artificielle qui rôde

À ce stade, ChatGPT et ses clones ne sont pas en capacité d’écrire des sujets originaux ou de décrocher des scoops. Ces larges modèles de langage peuvent à la rigueur résumer des articles longs ou faire de la traduction, mais demandent une vraie surveillance car leurs productions comportent encore de nombreuses erreurs. Reste que le contenu généré par IA représente une véritable menace pour les médias étant donné qu’il est traité de la même manière que les autres types de contenus par Google. « La question qu’il faut se poser maintenant c’est : est-ce que les médias vont reproduire l'erreur faite il y a 15 ans en laissant les entreprises de la Silicon Valley les piller, questionne Antoine de Tarlé. Une entreprise comme Microsoft avait perdu la course des réseaux sociaux, mais elle est bien décidée à jouer un rôle majeur dans l’IA. » Des grands groupes médias comme Axel Springer, la société mère de Politico et Business Insider ou l'agence de presse mondiale Associated Press ont déjà conclu des deals avec OpenAI, permettant à cette dernière d’alimenter ses IA avec le contenu journalistique en échange de quelques millions de dollars. Est-ce un bon calcul à moyen et long terme ?

Le journalisme web est mort, vive le journalisme ?

Entre la crise de la presse papier au début des années 2000 et celle plus récente des médias en ligne, on a souvent déclaré le journalisme mort. Et il est vrai que la désaffection des audiences se confirme, et que les facteurs se cumulent. La surabondance de news catastrophiques a rendu le public réfractaire à l’information. La course au clic ainsi que la disparition de la presse locale ont jeté les lecteurs et les spectateurs dans les bras de médias plus gros et plus clivants, ce qui a paradoxalement fait diminuer la crédibilité et le niveau de confiance accordé à la profession. Enfin, la montée en force des créateurs du Web qui exploitent les relations parasociales de leur communauté fait de l’ombre à un contenu journalistique sans doute plus impersonnel, mais aussi plus exigeant.

Est-ce à dire que le journalisme va totalement disparaître ? « Je pense qu’il y a toujours une demande pour une information sérieuse, étayée et contrôlée indique Antoine de Tarlé. Il y a aura toujours des journalistes, mais il faut imaginer des formules que les gens acceptent de payer. On peut faire payer les plateformes et les acteurs de l’IA, mais à mon sens il faudra soit compter sur une offre très pointue et spécifique qui vaudra cher, soit sur des regroupements d’abonnement qui incluent de l’information à côté d’un accès à une plateforme de streaming ou de services en ligne. » 

David-Julien Rahmil

David-Julien Rahmil

Squatteur de la rubrique Médias Mutants et Monde Créatif, j'explore les tréfonds du web et vous explique comment Internet nous rend toujours plus zinzin. Promis, demain, j'arrête Twitter.
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commentaires

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  1. Avatar Anonyme dit :

    C'est peut être aussi que les journalistes ont pris le partis du néolibéralisme et ont passé des décennies à railler les populations moins fortunées, pour au final devenir la proie du système dont ils ont tant fait l'éloge. Bienvenue dans le club...

  2. Avatar Taki dit :

    "Plus exigeant" en parlant du journalisme, c'est justement le cœur du problème. Trop de journalistes ne sont pas exigeants du tout.

    La quasi totalité des articles de journaux que je consulte sur des sujets où je suis expert disciplinaire sont bourrés d'erreurs, de parti-pris même pas dissimulés, et autres déformations du propos des experts interviewées...
    Ce qui n'était au départ que des cas isolés est devenu la norme pour de nombreux journaux et médias d'information.

    Si les articles que je peux "valider" sont aussi peu dignes de confiance, "peu exigeant", pour paraphraser cet article, comment croire en la fiabilité des articles qui portent sur les autres sujets ? Ceux que je ne maîtrise pas et sur lesquels je dois faire confiance au journaliste, croire que ce qu'il rapporte est la vérité, et pas une opinion infondée ?

    Face à cette situation, je restreins ma confiance à quelques journaux qui traitent correctement les sujets sur lesquels je peux les contrôler, et aussi à divers créateurs web qui sont eux-mêmes des experts disciplinaires et savent de quoi ils parlent quand ils discutent leur sujet.

  3. Avatar Chris13 dit :

    Comme dans de nombreux autres domaines, tout le monde a voulu sa part du gâteau (de plus en plus grosse) mais ce gateau n'est plus assez grand pour tout ce beau monde.
    De plus, très peu pour ne pas dire aucun de ces acteurs du journalisme n'apportent de plus-value... ils publient tous les mêmes articles, sur les mêmes sujets et principalement des mauvaises nouvelles (ou comment cultiver l'anxiété chez la population)

    Wikipedia qui est une source d'information MAIS également d'apprentissage reprend une partie du travail du journalisme Web et N'A PAS DE PUBS ENVAHISSANTES (autant joindre l'utile à l'agréable)

    Les créateurs de contenus proposent des analyses sur différents sujets (pas que sur les mauvaises nouvelles, très peu d'ailleurs) là où les articles sur les sites classiques sont là... froids...juste du récit

    Pour l'IA, je ne pense pas qu'elle soit un problème (pour l'heure en tout cas)
    Les articles rédigés par des IA ne sont pas du tout agréables à lire (manque de syntaxe, rigidité des phrases, absence d'expressions "humaines"

    Comme pour les plateformes de (S)VOD, il vaudrait peut-être mieux mutualiser les moyens et fournir davantage de qualité que de la quantité, quitte à se dégager moins de marges mais permanentes...
    (Conception difficile dans un monde capitaliste)

  4. Avatar Disport dit :

    Votre article résume bien pourquoi la presse et votre site aussi vont disparaître : vous mentez comme des arracheurs de dents. On sait bien que la presse mainstream commence à mourir mais pas la presse alternative dite complotiste. Vous et vos semblables avez menti sans arrêt et vous continuez à le faire en diffusant la propagande gouvernementale. Les gens s'en sont rendu compte et se détournent de vous. La presse complotiste qui diffuse au contraire ce que cache le gouvernement, se porte à merveille. Le fait que vous n'en parliez pas montre bien que vous faites partie du problème et que vous pointerez bientôt au chômage vous aussi.

  5. Avatar Serge dit :

    Pourquoi vous ne parlez pas des médias indépendants qui eux ont explosé ?
    Pourquoi vous ne dites pas que les gens ont en marre de payer pour des contenus perroquet (AFP).
    Nous ne sommes pas si cons, on ne paye pas un journalisme de connivence (payé par des groupes privé milliardaire) qu'une AI peut largement remplacer.
    Et votre article l'illustre parfaitement bien.
    à bon entendeur

  6. Avatar Anonyme dit :

    NON, le VRAI JOURNALISME n'est pas fini, et bien au contraire, c'est une renaissance à de nouvelles valeurs plus proche d'une INFORMATION Vérifiée et Objective, mais non pas contrôlée de façon à lorienter, car les FAITS VRAIS RESTENT VRAI et traversent Les Temps, semblerait-il ?

  7. Avatar Anonyme dit :

    Enfin, la montée en force des créateurs du Web qui exploitent les relations parasociales de leur communauté fait de l’ombre à un contenu journalistique sans doute plus impersonnel, mais aussi plus exigeant.
    Va falloir développer

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