Casser les stéréotypes
« Toute la question est de savoir si les écoles pourront suivre car elles peinent déjà à attirer, en particulier les jeunes filles », soulève Bernard Cathelain, président d’Ingénieurs et scientifiques de France. Les femmes représentent moins du tiers des élèves dans cette filière, soit le plus mauvais score de l’enseignement supérieur. Arts et métiers enregistre un taux assez bas de femmes (17 % dans le programme grande école) quand d’autres comme AgroParisTech en dénombrent 65 %. Un niveau qui stagne depuis quinze ans et pousse le gouvernement à envisager des quotas de filles en classes prépas.
Même les entreprises s’en mêlent. « Nous ne nouons des partenariats qu’avec des écoles vraiment engagées sur la féminisation », assure Mathieu Motillon, de Thales. Opération Hello Tech Girls de l’ECE, concours de cuiseurs solaires 100 % féminin à Polytech Marseille, tutorat de collégiennes à l’Ecole de l’air… Les initiatives se multiplient pourtant afin de casser les stéréotypes et susciter des vocations. Sans grand succès pour le moment. Il faut dire qu’après la réforme du bac Blanquer, les filles ont massivement boudé les spécialités scientifiques, essentielles pour intégrer une école d’ingénieur.
Le sujet explosif des modalités de concours
Pour contourner le problème, certaines écoles diversifient leurs formations et s’ouvrent à l’international. C’est le cas de CentraleSupélec et ses deux nouveaux bachelors avec McGill dans les sciences du vivant et avec l’Essec dans le management. « Ils comptent déjà respectivement 36 et 42 % de filles, contre 19 % dans le cycle ingénieur », s’enorgueillit le directeur Romain Soubeyran. Arts et Métiers aussi opte pour une approche multisites et internationale : l’école va notamment ouvrir un nouveau campus au Maroc en 2024. De leur côté, Mines Saint-Etienne et l’Insa Lyon se concentrent sur les formations, en proposant des doubles cursus plus ouverts, en informatique et biosciences par exemple.
Sujet explosif, les modalités d’admission commencent elles aussi à bouger pour attirer d’autres profils. Ainsi, une petite révolution est en marche du côté des concours de Mines-Télécom, qui donnent accès à 18 écoles (ENM, Telecom Nancy…), et de Mines-Ponts regroupant 10 établissements. Dès cette année, les candidats boursiers redoublant leur deuxième année de prépa se verront attribuer des points de bonification. Une première. Arts et métiers crée de son côté dès 2024 un nouveau concours « AMBition ingénieur » dédié aux BTS et BUT pour intégrer son programme grande école et son programme ingénieur de spécialité en apprentissage. « Nos établissements vont désormais chercher les élèves là où ils ne seraient jamais allés auparavant », assure Emmanuel Duflos, président de la Conférence des directeurs des écoles françaises d’ingénieurs, qui cite les nombreuses opérations de mentorat et de sensibilisation organisées notamment en lycées professionnels.
Pression budgétaire
Ici et là, des sections de remise à niveau pour les bacheliers technologiques ou les étudiants d’IUT ont aussi vu le jour en amont du cycle ingénieur, comme à l’IMT Nord Europe de Lille ou à l’EPF Montpellier. « Ces passerelles permettent de ne pas renier la qualité, pointe Odile Gauthier, directrice générale de l’Institut Mines-Télécom. Mais elles supposent des moyens supplémentaires. » « La question budgétaire est centrale, alerte Emmanuel Duflos. Si certains ministères comme Bercy investissent, ce n’est pas le cas de tous. Plusieurs écoles sont en difficulté. Comment contribuer à la réindustrialisation dans ces conditions ? »
Au-delà du vivier, « les écoles ont un autre défi de taille à relever : adapter leurs programmes à la triple transition numérique, énergétique et écologique », souligne Gwenaël Guillemot, de l’Institut de la réindustrialisation. A Polytechnique, un effort est actuellement mis sur l’intelligence artificielle et la cybersécurité. « Dès la rentrée, tous nos élèves ingénieurs seront formés à l’IA avec un certificat d’une centaine d’heures », annonce Laura Chaubard, sa directrice générale.
Mais s’aligner sur les besoins des recruteurs ne suffit plus. Il faut aussi prendre en compte les nouvelles aspirations des étudiants, qui ne se gênent plus pour critiquer leur formation. D’AgroParisTech à Polytechnique en passant par CentraleSupélec, les discours de diplômés, les happenings sur les forums métiers ou les pétitions ciblant des recruteurs sont devenus courants. Sous pression, les directions commencent à réformer leurs curriculums par petites touches. Exemple emblématique, la refonte du cycle ingénieur d’AgroParisTech annoncée pour 2024 n’est finalement pas prête. « Pour être réaccréditées, les écoles sont désormais aussi jugées sur leurs engagements RSE, appuie Anna Biausque, présidente du Bureau national des élèves ingénieurs. Mais pour le moment, c’est assez décevant. »
Miser sur l’innovation
Des actions concrètes commencent tout de même à émerger, comme l’option Projet Low Tech de Centrale Nantes, qui a consisté en 2022-2023 à aménager le catamaran écoconçu du navigateur Roland Jourdain sur 600 heures (dont un tiers de théorie). « A la rentrée, les enjeux du développement durable seront intégrés dans tous nos cours, a annoncé le directeur, Jean-Baptiste Avrillier, qui a aussi réorienté le tiers des activités de recherche vers la transition énergétique. Et nous allons former les étudiants de première année à la réalisation d’un bilan carbone et d’une analyse de cycle de vie. » Une autre manière de bouger les lignes.
Du côté de Polytechnique aussi on accélère, avec l’introduction d’un cours de 40 heures sur le développement durable. « A la rentrée, une déambulation sera aussi organisée pour les nouveaux élèves à travers des lieux emblématiques du campus pour comprendre ces enjeux de manière plus concrète et active, de la ferme agriphotovoltaïque aux zones naturelles protégées en passant par notre laboratoire d’observation du climat, notre démonstrateur de capteur de CO2 sur le lac de l’école. Notre campus est aussi un lieu d’innovation à part entière sur ces questions », ajoute Laura Chaubard.
Miser sur l’innovation est justement la meilleure alternative pour Joseph Risson, étudiant à Isae-Supaero. Ce passionné d’aéronautique ne prend plus l’avion. Avec son associé, il a créé Viraj H2, un projet de décarbonation des moteurs d’avion grâce à l’hybridation entre turbopropulseur à hydrogène et pile à combustible. Il vient de remporter à 24 ans la bourse Lopez-Loreta, dotée d’1 million d’euros. « J’aurai plus d’impact ainsi qu’en rejoignant un grand groupe », juge-t-il. Une rengaine avec laquelle écoles et recruteurs n’ont pas fini de composer.