Elle se souvient très bien du prix : 5 € le kilo, et de l’étiquette, écrite en turc. En ce jour de mai 2023, Françoise Roch vient d’arriver gare de Lyon à Paris et tombe dans le métro sur un revendeur de cerises, en situation vraisemblablement irrégulière. « Cela m’a rendue dingue ! À ce moment-là on ne pouvait pas trouver un kilo de cerises à moins de 10 € en France, et l’interdiction du phosmet (un insecticide classé dangereux par la Commission européenne, NDLR) venait d’entrer en vigueur», se souvient la présidente du Syndicat national des producteurs de fruits.

Elle-même arboricultrice dans le département de Tarn-et-Garonne, Françoise a arrêté la cerise il y a quatre ans, après l’interdiction quelques années plus tôt d’un autre puissant insecticide, le diméthoate, efficace pour lutter contre la très redoutée Drosophila suzukii. « Aujourd’hui, nous voulons faire des déboires de la filière cerise l’emblème de notre principe : “pas d’interdiction sans solution” », explique-t-elle.

Cité comme un cas d’école de « surtransposition »

Durant la crise agricole qui a secoué le pays fin janvier, le fruit rouge à noyau a été cité à plusieurs reprises comme un cas d’école de « surtransposition » à la française, c’est-à-dire de cas où la France cherche à imposer des réglementations plus contraignantes à ses agriculteurs que l’Europe. « Ce que l’on n’acceptera pas, c’est ce qu’il s’est passé pour les cerises », a notamment averti Arnaud Rousseau, le très écouté patron de la FNSEA, le principal syndicat agricole.

Si le cas de la cerise est si intéressant, c’est que la lecture qui est faite des difficultés de la filière est très différente selon les acteurs interrogés. Alors que les uns accusent la France de surréglementer et reprochent à Bruxelles de ne pas protéger les producteurs face à la concurrence déloyale des pays tiers, d’autres pointent du doigt l’incapacité de l’agriculture à s’adapter à la nouvelle donne du réchauffement climatique, et le peu de recherche dans des solutions alternatives…

L’arrivée de la « Drosophila suzukii »

Tout commence en 2009, avec la détection à Montpellier des premières Drosophila suzukii. Originaire d’Asie, ce moucheron à ailes tachetées de moins de 3 millimètres a pu se propager loin de son habitat d’origine grâce au réchauffement climatique, qui lui fournit les températures propices à son développement. Se reproduisant à une vitesse fulgurante, à raison de 300 œufs par ponte, l’insecte devient rapidement l’ennemi numéro un de petits fruits à chair tendre, dont la cerise.

À l’époque, seuls quelques insecticides parviennent à protéger les récoltes du redoutable ravageur. Mais en 2016, la France décide d’interdire le plus efficace d’entre eux : le diméthoate. Saisie par le ministère de l’agriculture qui a été alerté de sa dangerosité, l’Agence de sécurité sanitaire (Anses) estime qu’il doit être immédiatement retiré du marché, sans même accorder un « délai de grâce » aux agriculteurs.

Pour une partie d’entre eux, cette décision est le signe d’un nouvel excès de zèle gouvernemental. « Le truc nous est tombé dessus du jour au lendemain sans aucune concertation, ni étude d’impact sur la filière », peste encore aujourd’hui Françoise Roch. Tout en reconnaissant que « le profil toxicologique du diméthoate n’était pas génial », elle voit dans cette mesure « une interdiction électoraliste, alors que l’insecticide existait depuis cinquante ans France ».

Pas de guerre commerciale généralisée

Arboriculteur élu à la chambre d’agriculture de Lot-et-Garonne pour la Confédération paysanne, Emmanuel Aze a été parmi les premiers à alerter les pouvoirs publics. « Pour que le diméthoate soit efficace face à la suzukii, beaucoup d’agriculteurs étaient obligés d’augmenter les doses et ne respectaient pas les délais avant récolte, ce qui conduisait au dépassement des seuils réglementaires, et rendait le produit encore plus nocif », rappelle-t-il. Selon lui, « ce n’est pas son interdiction qui est à l’origine des difficultés de la filière, mais le réchauffement climatique et la Drosophila suzukii, contre laquelle on ne sait pas lutter».

Aujourd’hui converti au bio, Emmanuel Aze admet avoir dû abandonner la cerise, faute de solution viable. Il peine cependant à comprendre pourquoi la FNSEA a décidé de faire de cette culture un étendard de la folie normative tricolore. « Il s’est passé l’exact contraire de ce qu’elle redoutait. Il n’y a pas eu de guerre commerciale généralisée, mais une convergence par le haut : la plupart des États membres ont emboîté le pas à la France en interdisant à leur tour le diméthoate sur la cerise afin de garder l’accès au marché hexagonal. »

Une clause miroir à la française

De fait, à partir de 2016, les producteurs français ont été protégés par une « clause de sauvegarde » nationale, permettant de bloquer l’accès au marché à toute production étrangère ne respectant pas l’interdiction. Un genre de clause miroir, telle que les agriculteurs les réclament aujourd’hui, et qui a également été mise en œuvre au moment de l’interdiction du phosmet.

Alors que le diméthoate et le phosmet ont été respectivement interdits en 2019 puis en 2022 par Bruxelles, c’est désormais la réglementation européenne qui s’applique, « ce qui signifie que les agriculteurs européens ne peuvent plus les utiliser, mais que les producteurs des pays tiers doivent simplement respecter les limites maximales de résidus autorisés (LMR) », détaille Alessandra Kirsch, directrice des études au think tank Agriculture stratégies. Et d’expliquer que ces LMR de pesticides, censées assurer la conformité avec les règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), suscitent de plus en plus de critiques.

Difficile de mesurer l’impact de l’interdiction des insecticides sur la production

Aujourd’hui encore, il est difficile de mesurer l’impact précis de l’interdiction des deux insecticides sur la production de cerises française, celle-ci dépendant de nombreux facteurs, comme les conditions météorologiques ou la présence d’autres ravageurs. Reste que contrairement à ce qu’une majorité d’agriculteurs déplorent, il n’y a pas eu d’effondrement depuis l’interdiction des deux insecticides.

Selon les chiffres officiels du ministère de l’agriculture, celle-ci est en fait en recul constant depuis les années 1980, sans accélération particulière depuis 2016, hormis en 2021, une année qui fut catastrophique du fait du gel. En 2022, la production est même repartie fortement à la hausse, avant de décrocher de nouveau légèrement l’an dernier.

Ce qui est vrai en revanche, c’est que les importations, qui proviennent à 80 % d’Europe, ont progressé depuis 2016, sans qu’on sache si les producteurs étrangers se sont bien conformés aux conditions d’accès au marché français. « Le problème des clauses miroirs est qu’il faut des contrôles pour les faire respecter », estime Françoise Roch. « À cet égard, il faut rappeler que les tribunaux de commerce sont remplis d’affaires d’importateurs ayant “francisé” leurs fruits, ce qui peut aussi contribuer à brouiller les chiffres », ajoute Emmanuel Aze.

Une impasse technique et économique

Sur le terrain en tout cas, de nombreux arboriculteurs se plaignent d’être aujourd’hui face à une impasse technique et/ou économique, les coûts de production ayant fortement augmenté depuis l’interdiction des deux insecticides. « Hormis les filets qui restent très coûteux et ne sont pas toujours adaptés, les solutions sont limitées », explique Alexandra Lacoste, de l’AOP cerises, qui regrette comme de nombreux agriculteurs le manque d’investissements dans la recherche. « Il a fallu attendre 2023 pour que le gouvernement mette sur pied un plan cerises, avec des fonds dédiés à la recherche pour lutter contre la suzukii », déplore de son côté Françoise Roch.

Arboricultrice dans le Gard, Jeanne (1) a fait le choix en 2017, après l’interdiction du diméthoate, de lancer 2 hectares de cerises bio dans le but de remplacer à terme sa production conventionnelle. En vendant ses cerises 50 % plus cher qu’en conventionnel, Jeanne parvient à rentrer dans ses frais. « Passer en bio a été la seule manière de financer les 25 000 € de filets ultrafins », pointe-t-elle.

Et pourtant, elle ne fait pas vraiment partie des convertis convaincus : « Si le bio était vraiment la solution, on y serait tous. Mais pour cela il faudrait que les gens puissent payer plus pour ce qu’ils mangent. » Avec des cerises conventionnelles qui se vendaient déjà entre 9 et 11 € le kilo, la marge est indéniablement étroite.

(1) Le prénom a été modifié.