À toutes les vacances de la Toussaint, « rebelote » : Brahim (le prénom a été modifié) abandonne le lycée après deux mois de cours. La raison ? L’ordinateur – « mon PC », comme il l’appelle –, son moyen le plus efficace de « combler le vide de l’ennui », et cela depuis la classe de sixième. Après deux semaines d’automne à jouer dans sa chambre à League of Legends et à enchaîner les vidéos Netflix et les « live stream » (contenus diffusés en direct) sur Twitch, l’adolescent ne parvient pas à se remettre au travail, et cesse d’aller en cours.

Après trois redoublements, Brahim, aujourd’hui âgé de 19 ans, a fait sa rentrée 2023 en classe de première dans un lieu un peu particulier : le service d’addictologie de la clinique FSEF (Fondation Santé des étudiants de France) de Sceaux. Là, il a retrouvé une douzaine de jeunes dépendants qui, comme lui, se soignent tout en poursuivant leur scolarité dans une annexe pédagogique du lycée Lakanal. La moitié sont des « consommateurs » (de drogues notamment) ; l’autre, des « geeks ».

Depuis 2018, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) considère que les jeux vidéo peuvent faire l’objet d’une addiction comportementale, au même titre que les jeux d’argent, la pornographie, le sexe, le sport ou encore le travail. Loin de se limiter à un attrait appuyé ou un usage excessif, désormais répandus dans nos sociétés connectées, ce trouble rare suppose une perte de contrôle et un usage continu des écrans malgré les conséquences (le décrochage scolaire, par exemple).

Entre récompense et frustration

Pour le pédopsychiatre Olivier Phan, qui dirige le service d’addictologie de cette clinique privée associative de Sceaux, moins de 10 % des jeunes « gamers » souffrent d’addiction. « Il faut un terreau pour cela, comme un environnement familial difficile, précise ce spécialiste, joueur lui-même. Les personnes qui ont une faible estime d’elles-mêmes sont plus sujettes que les autres. » « La plupart des jeunes hospitalisés ici ont été harcelés », ajoute Marie, éducatrice dans le service. « Le jeu vidéo est devenu leur refuge, un lieu où ils pouvaient exister autrement qu’en pauvre petite chose qui se fait malmener par les autres. »

La compétition peut se révéler un puissant ressort d’addiction. Comme les sucres ou les jeux de hasard, elle stimule une zone dite « de récompense » dans le cerveau. « Avec ses grades et ses niveaux, le jeu vidéo repose sur l’alternance entre récompense et frustration : par exemple quand on perd et qu’on doit attendre 24 heures avant de reprendre sa partie, explique Olivier Phan. C’est ce qui accroche les gens. Et encore plus quand ils jouent en équipe et qu’ils sentent sur eux la pression du groupe. »

Quand le jeu vidéo se mue en addiction : plongée dans une clinique qui soigne des adolescents

Cette pratique se distingue en cela des réseaux sociaux, pour lesquels ce système de récompense est moins marqué. Parmi les nombreux patients qu’Olivier Phan reçoit en consultation, les « gamers » sont d’ailleurs bien plus nombreux que les accros à Instagram ou à TikTok. « Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de problème avec ces plateformes, mais elles génèrent moins d’addictions au sens clinique. » Agacé quant au « galvaudage » du terme « addictif », auquel recourent volontiers les adolescents pour parler de ces applications, le spécialiste met en garde contre la « pathologisation des comportements ».

Lutte contre les temps morts

Pour les accros diagnostiqués, comme Brahim, l’écran est devenu une prison dont ils peinent à s’échapper. « Depuis que je suis ici, à la clinique, j’ai pas mal rempli mon emploi du temps : cours, sport, séances de médiation, énumère le lycéen. Et je réfléchis à me mettre au japonais ! Je sais qu’il faut que j’évite les moments où je n’ai rien à faire dans ma chambre. » Malgré tout, il passe encore huit heures par jour sur son smartphone, y compris à la cantine où il joue à Clash Royale avec certains camarades du service.

La lutte de Brahim contre les « temps morts » bute sur un impondérable : le week-end. Ce « gros temps libre de deux jours » où l’adolescent quitte la clinique pour retourner chez sa mère, au nord de Paris. Ces derniers mois, l’ordinateur tentateur n’y était pas, resté chez son père sur la côte atlantique. Mais début mars, avec l’accord de l’équipe médicale, Brahim l’a fait revenir chez sa mère. « Pour moi, mieux valait m’y confronter, au moins le week-end, que de continuer mon hospitalisation comme s’il n’existait pas. »

Quand le jeu vidéo se mue en addiction : plongée dans une clinique qui soigne des adolescents

Résultat ? Brahim n’a pas tenu les quatre heures quotidiennes auxquelles il s’était engagé. « J’ai fait huit heures et demie de PC samedi, et huit heures dimanche. Mais bon, c’était un week-end de retrouvailles ! » Au moins, il n’a pas dépassé minuit, l’heure limite qu’il s’était fixée. Les médecins et lui ont un accord, de toute façon : « Si ça repart en cacahuète, le PC, il retourne chez mon père. »

Resocialiser

Plutôt que d’interdire ou de négocier continuellement avec les jeunes patients, l’équipe hospitalière essaie de les faire renouer avec leurs anciens centres d’intérêt, avant que l’écran n’occupe toute la place. Untel était féru d’escalade ? Pendant les vacances, l’activité est proposée à tous les jeunes du service.

Mais ces sorties collectives ne suscitent pas toujours l’enthousiasme escompté. Car « la particularité des geeks, c’est qu’ils ont peur du monde », explique l’éducatrice Marie. Beaucoup, comme Brahim, passent d’ailleurs leurs premiers jours enfermés dans leur chambre. « Quand ils se mettent à traîner ensemble, même si c’est pour faire des conneries, c’est bon signe !, poursuit la professionnelle. Cela va vers la vie. »

À cette resocialisation des ados entre eux, encouragée par les groupes de parole et les étagères de jeux de cartes ou de plateau qui ornent le service, s’ajoute le nécessaire suivi des parents. Toutes les deux semaines, ils viennent rencontrer le psychiatre avec leur enfant. « Le problème, dans ces familles, ce ne sont pas tant les violences que le manque de relation, reprend Marie. Le gamin a été livré à lui-même : résultat, il a l’impression qu’il ne vaut pas la peine qu’on passe du temps avec lui. C’est cela qu’il faut changer. »

Loin des couloirs de la clinique, le pédopsychiatre Olivier Phan identifie un tout autre levier d’action : la réglementation du secteur du jeu vidéo. « Ceux qui rapportent le plus d’argent sont les jeux… gratuits ! » s’offusque-t-il. Si l’accès au jeu ne coûte rien, les joueurs se voient proposer pléthore d’objets virtuels qui, eux, seront facturés. Certains vont jusqu’à débourser un millier d’euros pour un seul jeu. « Il est amoral que la survie financière de ces jeux dépende des joueurs qui en ont un usage problématique. À l’arrivée, les plus fragiles sont les dindons de la farce. »

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Le temps d’écran des jeunes

En semaine, les 11-14 ans passent en moyenne 2 h 31 par jour sur leur smartphone, et les 15-17 ans 3 h 51. Les parents, eux, passent 4 h 43 par jour sur leur téléphone portable.

Les usages quotidiens intensifs du numérique (plus de quatre heures par jour) concernent principalement, chez les 15-24 ans, les jeux vidéo (29 %), le visionnage de vidéos (20 %) et la communication avec leurs proches (13 %).

Environ 40 % des 15-24 ans disent reporter « presque tous les jours » certaines obligations scolaires ou privées pour communiquer ou pour regarder des vidéos en ligne. Ils sont 34 % à reporter ces obligations pour jouer à des jeux vidéo.

Source : Baromètre 2023 Mildeca/Harris Interactive