Et si la prochaine bataille énergétique se déroulait sous l'eau? "On a les compétences et ce serait contreproductif de se couper de cette source d'énergie", confiait, en juin dernier, le secrétaire d'Etat chargé de la Mer, Hervé Berville, aux Assises nationales des énergies marines renouvelables.
Le mois suivant, la ministre de la Transition énergétique, Agnès Pannier-Runacher, annonçait 65 millions d'euros de subventions pour Flowatt, une ferme pilote hydrolienne de 17,5 méga watts (MW) située dans le raz Blanchard, au large du Cotentin.
Menée par HydroQuest - une PME de Grenoble soutenue par Constructions mécaniques de Normandie (CMN), l'entreprise d'Iskandar Safa, et par l'énergéticien Qair Marine -, Flowatt fournira de l'électricité à 20.000 habitants et bénéficiera d'un tarif d'achat préférentiel pour l'électricité produite (le montant sera officialisé ces prochains mois).
Une production stable
Cette aide de l'Etat, c'est le signal que la filière attendait. HydroQuest en premier lieu, mais aussi des entreprises comme Normandie Hydroliennes et Sabella. Epaulée par le britannique Proteus, la première dispose aussi d'un projet au raz Blanchard.
Normandie Hydroliennes en 2017. Epaulée par Proteus, l'entreprise dispose d'un projet au raz Blanchard. (Photo : Normandie Hydroliennes/SP)
Soutenue par la BPI, la seconde veut implanter ses turbines en Bretagne, dans le passage du Fromveur entre les îles de Molène et d'Ouessant. Exceptionnels par la force de leurs courants marins (jusqu'à 4 mètres par seconde), le raz Blanchard et Fromveur ont la capacité de déployer jusqu'à 5 gigawatts de puissance (l'équivalent de trois EPR).
Les experts estiment que la moitié de ce potentiel pourrait être atteint à horizon 2035. Ce qui permettrait, selon Amandine Volard, experte à l'Ademe, "de couvrir environ 1% de la demande d'électricité française". Négligeable? Non, car pour atteindre son ambition climatique, la France va devoir augmenter de 30% sa production d'électricité bas carbone d'ici à 2030. Toutes les sources renouvelables sont donc les bienvenues.
Energies intermittentes, les hydroliennes bénéficient d'un faible impact sur l'environnement. Leurs turbines étant le plus souvent immergées, l'absence de nuisances visuelles et sonores leur confère un degré d'acceptabilité sociale supérieur aux éoliennes.
Et l'énergie qu'elles produisent, déterminée par le mouvement de la Lune, du soleil et de la terre, est prédictible. Un atout au moment où les éoliennes subissent les aléas du dérèglement climatique (en 2021, l'impact des vents en Europe du Nord avait diminué de 10%). "Les hydroliennes permettront à RTE - le gestionnaire du réseau de transport d'électricité - d'avoir une vision claire de la quantité d'énergie disponible", explique Jérôme Le Moigne, directeur commercial de Sabella.
Des projets pilotes
Ces dernières années, les monstres d'acier qui exploitent l'énergie cinétique des marées étaient encore dans les limbes, cantonnés au stade expérimental. En 2018, HydroQuest teste ainsi dans le Rhône, à la Feyssine, quatre turbines de 80 kilowatts chacune. L'année suivante, l'opérateur installe un démonstrateur d'1 MW sur le site d'essais EDF de Paimpol-Bréhat (Bretagne). Et Sabella immerge, à plusieurs reprises au large du Fromveur, une turbine de même puissance qui a fourni de l'électricité à la moitié des habitants d'Ouessant.
Installation d'une turbine fluviale HydroQuest dans le Rhône en 2018. Première expérimentation avec quatre turbines de 80 kilowatts. (Photo: Hydroquest/SP)
"Ces premières expériences ont permis de mieux connaître le comportement des machines et les interactions entre la houle et les courants", détaille Grégory Germain, chercheur en hydrodynamique marine à l'Ifremer.
La filière passe maintenant aux projets pilotes. La prochaine étape sera la phase industrielle avec des machines de 5 MW. Les coûts de l'hydrolien sont encore élevés (400 euros le mégawattheure). "Quand on aura atteint 1.000 MW de puissance cumulée, ils tourneront sous 100 euros du MWh et on n'aura alors plus besoin de tarifs d'achat d'électricité", assure Guillaume Gréau, directeur du développement d'HydroQuest.
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La filière attend la promulgation de la PPE (programmation pluriannuelle de l'énergie), prévue en 2024. "On espère qu'elle définira une feuille de route pour les hydroliennes comme c'est le cas pour les éoliennes en mer, explicite Marc Lafosse, expert du secteur au sein du syndicat des énergies renouvelables. Il faut que tous les deux ans, il y ait des appels d'offres. D'abord de 250 MW, puis de 500 MW." L'idée étant d'avoir dans les tuyaux 2.500 MW de projets d'ici à 2033. Avec 6.000 emplois directs et indirects créés à cette échéance.
D'ici à 2033, avec la multiplication des installations, et de leur puissance, la production devrait atteindre 750 MW. Avec plus de 2 500 MW dans les tuyaux.
La concurrence étrangère
Les industriels y croient mais ne versent pas dans l'euphorie. Tous ont en mémoire le magistral raté d'il y a dix ans. François Hollande avait lancé un appel à manifestation d'intérêt. Alstom y était allé mais son repreneur General Electric a préféré miser sur l'éolien offshore.
En 2017, "prétextant un manque de visibilité", GE, associé à Engie, sabordait son projet hydrolien Nepthyd. Ses brevets ont depuis été repris par Sabella. L'année suivante, Naval Energies jetait l'éponge… six semaines après avoir inauguré son usine à Cherbourg. La filiale de Naval Group (ex-DCNS) avait réalisé une acquisition malheureuse - l'irlandais OpenHydro - et s'était fourvoyée avec une technologie non éprouvée, l'hydrolienne à axe horizontal.
Après avoir investi 250 millions d'euros, elle espérait recevoir des commandes de l'Etat. Elles ne sont jamais venues. "Un scandale d'Etat" imputable "au gouvernement d'Edouard Philippe", dénonce Hervé Morin, président de la région Normandie. Un faux départ d'autant plus fâcheux qu'à l'étranger, les concurrents n'ont cessé de progresser.
C'est le cas du Royaume-Uni, dont le potentiel de puissance est deux fois supérieur à celui de la France. En septembre, Londres a attribué 53 MW à différents porteurs de projets en Ecosse et au Pays de Galles.
Un réseau solide
Pour le moment, le marché de l'hydrolien se structure autour d'acteurs de taille moyenne comme l'autrichien Andritz, l'écossais Orbital Marine Power, le français CMN. "Il nous faut maintenant de la visibilité pour monter en puissance", estime Guillaume Gréau. HydroQuest, qui prévoit de boucler le closing financier de Flowatt fin 2024, espère récupérer les anciens bâtiments de Naval Energies à Cherbourg occupés par Orano.
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Dans la bataille qui s'annonce, la France dispose, outre la qualité de ses sites, de plusieurs atouts. Le premier est la robustesse de son réseau électrique. Pour injecter les électrons issus des hydroliennes, il ne sera pas nécessaire de le renforcer.
La filière peut aussi s'appuyer sur un tissu de fournisseurs locaux compétents comme Enag (conversion de l'énergie) ou FMGC (fabrication de contrepoids). "Pour Flowatt, près des trois quarts de la chaîne de valeur ont été attribués à des entreprises françaises", indique Olivier Guiraud, directeur général de Qair Marine. Les industriels regardent aussi les débouchés à l'exportation. Au Canada, Etats-Unis et Indonésie, ils sont immenses. Le potentiel mondial est estimé à 100 gigawatts. L'équivalent de 60 EPR.