Garde-à-vous et silence dans les rangs. Pour son énième raout sur l’« économie de guerre », organisé le 11 avril à Bergerac (Dordogne), Emmanuel Macron avait convoqué une impressionnante brochette de dirigeants français de l’armement, d’Eric Trappier (Dassault Aviation) à Pierre-Eric Pommellet (Naval Group), en passant par Eric Béranger (MBDA) et Nicolas Chamussy (KNDS France, ex-Nexter). L’objectif était double : mettre la pression sur les industriels afin de livrer au plus vite les armements demandés par l’Ukraine et les forces françaises. Et mettre en scène un site modèle, l’usine périgourdine de l’industriel Eurenco. Cette poudrerie centenaire, détenue à 100 % par l’Etat, va multiplier par dix sa production annuelle destinée aux obus de 155 mm dont Kiev a tant besoin, et passer de 200 à 450 salariés d’ici à 2025.
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L’économie de guerre, annoncée par Emmanuel Macron depuis juin 2022, serait-elle enfin en train de décoller ? Le chef de l’Etat veut le croire. « Il y a déjà, à marche forcée, une transformation en profondeur de notre industrie militaire », assurait-il le 11 avril à Bergerac. De fait, la montée en puissance de certaines usines françaises d’armement, notamment dans la région Centre-Val de Loire, est indéniable.
A Bourges (Cher), le site de KNDS France est passé de 2 canons Caesar assemblés par mois à 6, et en vise désormais une douzaine. A quelques kilomètres, l’autre implantation de KNDS, l’usine de munitions de La Chapelle-Saint-Ursin (Cher), voit sa production annuelle passer de 40 000 à 100 000 obus de 155 mm.
Un budget de défense doublé
Mêmes hausses de cadences massives chez le missilier européen MBDA : ses deux usines de Bourges et sa division pyrotechnique ultrasécurisée de Selles-Saint-Denis (Loir-et-Cher) vont grimper progressivement, d’ici à 2025, de 20 à 40 missiles sol-air courte portée Mistral par mois, et de 25 à 50 missiles antichars Akeron mensuels. Quant à Thales, son usine de Limours (Essonne) est en train de doubler sa production de radars militaires, de 10 à 20 par an.
Ces cadences s’expliquent en grande partie par les commandes massives du ministère des Armées, passées de 15 milliards d’euros en moyenne de 2017 à 2022 à 20 milliards en 2023. « Il y a une vraie accélération liée à la prise de conscience que même si la guerre en Ukraine s’arrêtait demain, une confrontation avec la Russie ne pourrait pas être exclue », relève Jean-Pierre Maulny, directeur adjoint du think tank Iris (Institut des relations internationales et stratégiques).
Pour autant, cette montée en puissance est à nuancer. Certes, le budget de défense aura doublé sous les deux mandats Macron (de 32,3 milliards d’euros en 2017 à 67,4 milliards en 2030). Mais cet effort financier, réparti sur des segments multiples (sous-marins nucléaires, spatial, renseignement, cyber, drones, munitions, maintenance…) n’est pas suffisant pour faire marcher toutes les usines françaises à 100 %.
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Des reports de commandes
C’est tout le paradoxe de la loi de programmation militaire (LPM) votée mi-2023 : malgré 413 milliards d’euros destinés aux armées sur la période 2024-2030, le texte a acté des réductions de commandes massives. A l’horizon 2030, ce sont 500 blindés Griffon et Jaguar, 47 chasseurs Rafale et deux frégates FDI qui manqueront à l’appel par rapport aux prévisions de la LPM précédente.
Ces coupes pénalisent le plan de charge des usines concernées. Les sites de KNDS à Roanne (Loire) et d’Arquus à Limoges (Haute-Vienne), s’ils tournent plutôt bien, doivent composer avec une production inférieure de 20 % aux prévisions initiales. Même déception pour l’usine d’Airbus Helicopters de Marignane (Bouches-du-Rhône) : l’industriel a vu une bonne partie des 169 livraisons prévues de l’hélicoptère H160M Guépard reportées à après 2030, voire après 2035. Il ne fournira qu’une vingtaine de ces machines ces six prochaines années.
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Le chantier naval de Naval Group à Lorient (Morbihan) pâtit aussi des reports de commandes. Capable d’assembler deux frégates par an, il n’en livre actuellement qu’une seule. Et les décalages se poursuivent. Comme dévoilé par la revue en ligne Mer et Marine, la quatrième frégate FDI construite par le site breton, initialement destinée à la France, sera finalement livrée à la Grèce.
2 % du PIB
La Marine nationale recevra donc son deuxième bateau avec un an de retard, en 2027, alors même qu’elle se débat avec un nombre de frégates insuffisant. Quant à l’usine de Mérignac (Gironde) de Dassault Aviation, sa montée en cadence d’un à trois Rafale assemblés par mois, est liée au succès de l’avion de combat à l’export, et non aux contrats nationaux.
Si l’effort budgétaire est indéniable, l’expression « économie de guerre », répétée à l’envi par l’exécutif depuis deux ans, apparaît donc impropre à nombre de spécialistes. « L’économie de guerre, c’est une commande étatique massive d’équipements militaires, avec une mobilisation des entreprises et ressources civiles au profit de la défense, souligne Léo Péria-Peigné, chercheur au centre des études de sécurité de l’Ifri (Institut français des relations internationales). On est très loin de cette situation. »
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De fait, l’effort national est à replacer dans son contexte. La France, malgré 3 milliards d’euros de budget supplémentaires chaque année, atteint péniblement le seuil des 2 % du PIB consacrés à sa défense, contre 6 % en Russie et 35 % en Ukraine.
Réquisition de personnels, de stocks, d’outils…
Le budget militaire tricolore n’est que le troisième en Europe selon l’Otan : celui du Royaume-Uni est supérieur de 16 %, et celui de l’Allemagne, de 21 %, alors que Berlin n’a pas à consentir les 5 milliards d’euros annuels consacrés à la dissuasion.
L’autre limite de l’économie de guerre version Emmanuel Macron, c’est que certaines commandes d’armement, annoncées en grande pompe, ne sont toujours pas officiellement signées. C’est le cas d’une soixantaine de canons Caesar et de 80 000 obus de 155 mm promis à Kiev en 2024 : KNDS France les produit actuellement sans contrat formel de la Direction générale de l’armement (DGA).
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Même chose pour les 600 bombes guidées AASM (Safran) destinées à l’Ukraine en 2024, et des 1 200 autres prévues en 2025. Quant aux menaces de réquisition de personnels, de stocks et d’outils de production évoquées fin mars par le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, elles sont également à nuancer.
« Ces annonces ressemblent pour le moment à de la communication, estime Léo Péria-Peigné. D’abord, il est peu probable que les industriels iraient plus vite en cas de réquisition. Surtout, ce genre de procédé est une arme à un coup : il pourrait dissuader les entreprises duales, à la fois civiles et militaires, de rester dans le secteur de la défense. » Soit l’exact inverse des objectifs de l’économie de guerre.