Enquête

Saint James, Slip français… Ces résistants qui préservent le prêt-à-porter made in France

Monter en gamme ou monter en volume ? Face au rouleau compresseur de la fast-fashion et de la seconde main, pionniers et nouvelle génération du prêt-à-porter français cherchent la bonne stratégie.

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Atelier Saint James (Manche). En dix ans, la marque a vu son chiffre d’affaires progresser de 60 %. Une exception dans le secteur.

Hélène est concentrée. Son geste est minutieux. Elle doit détricoter tous les rangs du col d’un pull marin avant de pouvoir le remailler parfaitement. Au moindre défaut, celui-ci repasse « en cellule » pour répondre au strict cahier des charges mis en place dans l’un des ateliers de Saint James, entreprise de textile née il y a 135 ans dans le village normand éponyme. Début novembre, la direction a envoyé une de ses machines à remailler au Salon du Made in France, à Paris, pour illustrer la préservation du savoir-faire des couturières de la marque, qui font la fierté de son président, Luc Lesénécal. Mais « nous ne sommes pas chez Zola », confie celui qui veut redonner ses lettres de noblesse au Fabriqué en France.

Une mission difficile face au rouleau compresseur de la fast-fashion et de la seconde main, dans un contexte de forte tension sur le pouvoir d’achat. En 2023, les ventes d’habillement ont chuté de 1,3 %, selon l’Institut français de la mode, tandis que les reprises (Camaïeu, Pimkie), voire les liquidations (Esprit, Burton of London…) d’enseignes de prêt-à-porter s’accumulent depuis trois ans. Et côté emplois, c’est l’hécatombe : la filière est passée de 425 000 employés en 1990 à 57 000 aujourd’hui. Pourtant, certaines marques résistent. A peine une vingtaine. Souvent des PME ou TPE qui, aux quatre coins du pays, veulent prouver que le savoir-faire français a encore du sens.

« Comment rester compétitif ? »

Retour en Normandie, dans le village dont le château fut bâti par Guillaume le Conquérant. Depuis ses ateliers de 15 000 mètres carrés, Saint James fabrique chaque année 1 million de marinières et de pulls. Cet hiver, le bleu marine de son tricot porté traditionnellement par les matelots laisse place à un rose vif et un bleu éclatant. Le symbole du renouveau de cette griffe qui a vu en dix ans son chiffre d’affaires grimper de 60 %.

Son capitaine a d’abord fait carrière dans l’industrie laitière avant d’entreprendre la modernisation de cette marque « née de la mer ». Il a investi 9 millions d’euros pour rénover le site industriel. « Le Made in France ne peut pas être compétitif sur le prix, c’est la qualité qui fera la différence », clame-t-il. Il a malgré tout externalisé 30 % de la fabrication en Europe, majoritairement pour ses chemises et pantalons. Non loin de là, en Bretagne, la marque quimpéroise Armor-Lux a fait le chemin inverse, revendiquant seulement 25 % de sa production en France. Jean-Guy Le Floch, son volubile président, pointe l’argument du coût de la main-d’œuvre : « A 70 centimes la minute en France contre 7 au Bangladesh, comment rester compétitif ? »

Le temps de l’insouciance est révolu

Face à ces pionniers du Made in France qui ont parfois baissé les armes, la nouvelle génération, elle, n’hésite pas à casser les codes. A l’image du fon­dateur du Slip français, Guillaume Gibault. Diplômé d’HEC, ce féru de marketing est perçu comme « l’enfant terrible de cette filière », reconnaît-il. Jusqu’en 2023, sans outil de production en propre, il externalisait sa fabrication de sous-vêtements dans 80 ateliers partenaires répartis sur tout l’Hexagone.

Il est aujour­d’hui « au pied du mur », avec un chiffre d’affaires en baisse de 10 %, à 20 millions d’euros. Il a donc décidé d’enclencher un virage stratégique majeur, persuadé que son avenir passera par l’accessibilité, et donc sa montée en volume. Son objectif pour 2024 ? Produire 400 000 slips en baissant de moitié le tarif de ses articles, au prix de sacrifices comme la simplification du patronage et de la confection. Un sacré pari !

Pour la jeune garde, le temps de l’insouciance est révolu. « Nous achevons notre crise d’ado pour rentrer dans l’âge adulte », considère Thomas Huriez, dix ans après avoir lancé sa marque de jeans, 1083. L’an dernier, son chiffre d’affaires a chuté de 20 %, à 8 millions, fragilisé par la liquidation de son usine partenaire, Tekyn. Pour remonter la pente, il prépare une levée de fonds, en essayant « d’y laisser le moins de plumes possibles ». Selon lui, « le Made in France ne doit pas être enfermé dans une case ».

« Nous nous devons d’être créatifs »

Renaud Fert, cofondateur de VADF, un atelier qui confectionne à Bobigny (Seine-Saint-Denis) des vêtements pour les entreprises, va encore plus loin. « Ce combat est relatif, nous sommes des fabricants, nous ne sauvons pas des vies », soupi­re-t-il. Pragmatique, il mutualise ses stocks pour sa marque, Navir, à des prix défiant toute concurrence : un hoodie à 49,90 euros, un tee-shirt épais à 24,90 euros… Quitte à faire des compromis sur une matière première provenant de Turquie.

Comment alors trouver l’équation parfaite ? Monter en volume ou monter en gamme ? Une question cruciale quand on sait que le Made in France ne pèse plus que 3 % des ventes de l’habillement dans l’Hexagone, selon l’Institut français de la mode.

Dans l’ombre, il y a ceux qui se font plus discrets, ces puristes pour qui seule la montée en gamme fera la différence. Près de Nancy, le temps semble suspendu dans l’atelier de la marque Dao. Une couturière assemble, seule, ce jean en lin qui a fait la renommée de la griffe née en 2012. Son créateur Davy Dao regrette que le soufflé pour le Made in France observé pendant la crise du Covid soit retombé si vite. « On passe à travers un tamis, il ne restera que ceux qui ont les reins les plus solides », estime l’entrepreneur. Avec son petit million d’euros de chiffre d’affaires, il veut rendre sa marque plus désirable, en proposant dès 2025 deux collections par an. « Nous nous devons d’être créatifs », affirme-t-il.

« Des produits beaux et durables »

A 600 kilomètres de Nancy, une route sinueuse de Nouvelle-Aquitaine mène chez C2S (Confection des Deux-Sèvres). Ce chemin est souvent emprunté par les patrons du luxe, qui y font produire leurs plus belles pièces. « Le luxe soutient le Made in France », rappelle Alexandre Clary, qui a racheté C2S, entreprise presque centenaire.

Il a relancé la marque Kidur, historiquement réservée aux tenues de travail des ouvriers, pour revisiter le vestiaire de l’homme moderne : surchemises à carreaux, vestes en laine… Le dirigeant est prudent avec cette activité, qui ne pèse que 5 % de son chiffre d’affaires. « Il ne faut pas aller trop vite pour mettre en place nos fondamentaux », souligne Alexandre Clary, qui se range du côté des « puristes du Made in France » : « Il y a ceux qui font de leur marque tricolore un outil marketing et ceux qui veulent réellement sauver la filière. »

Manufacture Kidur

Un discours que pourrait tenir Sylvain Flet, repreneur de l’entreprise Le Minor, basée à Guidel (Morbihan), qui a pour modèle phare un pull marin à 160 euros. « Nous voulons maintenir le savoir-faire textile avec des produits beaux et durables », revendique le directeur général, qui fait partie de cette nouvelle génération mieux armée et mieux formée que ses prédécesseurs.

SP

Une possible renaissance

Ces jeunes n’hésitent d’ailleurs pas à reprendre le flambeau d’une entreprise familiale pour imposer leur vision. Comme en Lozère, où Julien Tuffery dirige depuis 2016 l’Atelier Tuffery, pionnier du denim. « Si nous voulons que la filière textile soit encore debout dans trente ans, il faut développer notre fabrication en pleine conscience économique, écologique et humaine », martèle le PDG, qui améliore d’année en année la rentabilité de son entreprise, aujourd’hui autour de 10 %.

Cette trajectoire pourrait inspirer Melik Baratian, 39 ans, diplômé d’une école de commerce. En 2012, il rejoint Tricots Jean-Marc, l’atelier de ses parents à Clamart, dont il prend la direction en 2022. La même année, il crée sa propre marque, Nitto Knitwear, qui dispose aujourd’hui de 50 revendeurs. Mais il ralentit la cadence, au profit d’une montée en gamme. « Nous mettons quatre fois plus de temps à fabriquer des pulls qui coûtent cinq fois plus cher », explique celui qui vit des nuits agitées depuis qu’il s’est lancé dans l’aventure.

Max Leyravaud/Nitto

Avec l’installation de la communauté arménienne dans les années 1930, cette ville des Hauts-de-Seine a longtemps été le bassin du tricot en France. Mais seul cet atelier familial a réussi à y maintenir son activité. Comme un frémissement d’une possible renaissance du Made in France.